"La soumission n'est pas dans mes gènes"
Dans un grand entretien accordé au Point, François Bayrou défend l'unité de la France contre toutes les forces de division et de détestation.
Le Point | Jeudi 9 avril | Propos recueillis par Emmanuel Berretta et Émilie Trevert
"Le patron du MoDem dessine une union des réformistes. Et, au passage, canarde à tout va... Dans la roue d'Alain Juppé, il forme avec le maire de Bordeaux un tandem politique à la poursuite de Nicolas Sarkozy. La primaire de la droite, François Bayrou n'en sera pas. Il attend son heure. En embuscade. Depuis sa maison de Bordères, entre cloches de Pâques et chants d'oiseaux, le maire de Pau se livre sans concession. Hollande, Sarkozy, Valls, Macron, tous y passent..."
Le Point : Pau fait-il votre bonheur ?
François Bayrou : Oui. Je suis aussi heureux comme maire de Pau que dans mes responsabilités nationales. La responsabilité locale apporte à l'homme politique quelque chose de précieux : la possibilité d'agir, de faire, de voir se réaliser, concrètement, les idées qu'il porte. Exemple : lorsque je suis arrivé, il y avait cinq directeurs généraux adjoints et 60 centres de décision à la mairie de Pau; il n'y a plus que deux directeurs adjoints et 22 centres de décision.
Faites-vous partie de la litanie des maires qui se plaignent de la baisse des dotations aux collectivités locales ?
Non, même si ce n'est pas facile. Je ne peux pas être l'homme politique qui depuis quinze ans a, sans jamais varier, averti que la dette et les déficits accumulés seraient une menace pour notre société et pour notre indépendance nationale, et en même temps geindre et me lamenter. La cohérence est la première des vertus.
Hollande et Valls ont-ils, selon vous, pris enfin conscience de la situation économique du pays ?
Dans les mots oui, dans la réalité non. Le soir où le gouvernement a créé le CICE, je dînais avec Michel Sapin. Il me soutenait que ce dispositif allait créer 300 000 emplois la première année. Je lui ai répondu qu'il en créerait zéro ! Non pas que les intentions ne soient pas bonnes, mais c'est une usine à gaz, avec dépôt de dossiers, démarches à faire. Le gouvernement n'a pas compris la nécessité vitale de faire simple et sûr pour l'avenir. L'ennemi de la croissance et de la créativité, c'est l'insécurité.
Vous disiez en octobre 2014 être prêt à travailler avec Manuel Valls et ses proches. Après un an de gouvernement Valls, êtes-vous toujours sur cette ligne ?
Je suis en désaccord avec cette majorité. Il n'a donc jamais été question que j'y entre. Mais je pense que l'avenir obligera les réformistes à travailler ensemble. Pour que ce pas puisse se faire, il faudra deux conditions : un changement des règles - notamment électorales - et un retour devant les Français. Mais la gravité de la situation imposera ces grands changements. Car il n'y a qu'une seule majorité possible pour redresser le pays, c'est ce que j'appelle l'arc central. Une majorité capable de réformes et de rassemblement, qui va du centre gauche au centre droit. La gauche et la droite ont perdu leur capacité de rassemblement. Vous remplacez Hollande et le PS au pouvoir par Sarkozy et l'UMP, est-ce qu'on gouverne mieux ? Pas du tout ! Le nouveau gouvernement retrouve instantanément contre lui toute la gauche vaincue et ressoudée et, sur sa droite, tout le Front national. Au bout de quelques mois, son soutien dans l'opinion est au mieux de 25 %. Comme aujourd'hui. Si cette question n'est pas traitée, le mal français, l'impuissance politique, restera chronique.
François Hollande avait promis d'instaurer une dose de proportionnelle, mais il ne considère plus ça comme une urgence avec un FN à 30 %...
Il abandonne son engagement ! J'ai toujours combattu les idées et les obsessions du FN, et cependant je dénie au pouvoir le droit d'exclure 25 % des électeurs de la représentation. Et si vous y ajoutez l'extrême gauche et le centre indépendant, c'est entre 40 et 50 % des voix ! De quel droit en fait-on des citoyens de seconde zone ? La règle proportionnelle est la seule juste, la seule qui permette des majorités d'idées, et au bout du compte le seul garde-fou contre les dérives extrémistes. C'est pourquoi tous les pays européens continentaux l'ont adoptée. Tous !
Vous avez longtemps prôné un gouvernement d'union nationale, ce que François Hollande n'a pas souhaité faire... Avec qui pourriez-vous vous entendre ?
Entre les modérés et les réformistes des deux camps - centre gauche et centre droit-, je ne vois pas de différences majeures. Il n'y aurait aucune difficulté à créer une telle entente sur le fond. Et cette entente serait majoritaire. Mais le système est paralysé. Et on s'obstine à ne rien changer ! Ce sera un grand enjeu de la prochaine échéance présidentielle.
Emmanuel Macron est-il un bon ministre de l'Économie ?
Je ne sais pas encore, on verra. Du point de vue des mots, oui; du point de vue des petites mesures, c'est vrai, mais du point de vue des grands chemins qu'il faut tracer, ce n'est pas encore fait.
Vous avez choisi de soutenir Alain Juppé pour la primaire UMP; quels sont vos points communs avec le maire de Bordeaux ?
Il est gascon des Landes, je le suis aussi, du Béarn voisin. Nous avons tous les deux suivi le parcours des humanités classiques. Nous sommes maires, lui de la première cité d'Aquitaine et moi de la deuxième. Nous avons, disons, un certain orgueil, qui fait que nous essayons d'éviter les médiocrités. Et quand j'étais ministre dans son gouvernement, il a toujours soutenu mon action, y compris contre l'entourage du président [Chirac, NDLR]...
Est-il en mesure de gagner ?
Je pense qu'il le peut. Si sur la table, le jour du vote en 2017, on trouvait seulement les bulletins Hollande, Sarkozy et Le Pen, des millions de Français n'auraient pas le bulletin qui représente leur opinion. Un certain nombre d'entre eux ont été désenchantés par Nicolas Sarkozy, sa pratique, sa manière d'être, l'agressivité perpétuelle qui est la sienne... Ce n'est pas l'idée qu'ils se font d'un chef d'État, qui doit être posé, équilibré, avoir une vision. D'un autre côté, ils ont vu la pusillanimité de François Hollande, l'absence de perspectives et son obsession de la recherche de compromis entre courants internes au PS... Ils vont chercher une autre voie.
Mais vous avez toujours été réservé sur la primaire...
J'ai une crainte : c'est que ce mécanisme, qui ne correspond pas du tout à la Ve République, fasse la part belle à l'excitation des plus durs de chaque camp.
Vous semblez dire que la primaire donne l'avantage à Sarkozy. Si Juppé perd, que ferez-vous ?
Si Juppé ne l'emporte pas, je serai dans la situation que j'ai construite depuis longtemps : je serai libre.
Pourquoi ne dites-vous pas clairement que vous serez candidat ?
Parce que c'est une décision que je n'ai pas prise.
Dans l'hypothèse où vous vous lanceriez, pouvez-vous battre Nicolas Sarkozy ?
Je ne me détermine pas en fonction des probabilités.
Et dans ses meetings, quand il vous vise tous les soirs, vous trouvez cela "rigolo" ?
C'est une obsession au fond assez révélatrice : Nicolas Sarkozy a l'habitude que tout le monde plie devant lui et se range, voire se couche. Ce n'est pas ma nature. Mais moi je ne suis pas obsédé par lui. Il y a des sujets bien plus importants.
Et en privé, il va même jusqu'à vous comparer au sida. Il dit : "Tous ceux qui l'ont approché sont morts !"Ça vous fait toujours sourire ?
Je ne sais pas si vous imaginez ce que dit cette phrase... Quand le débat politique en arrive à un tel degré de violence et de déraison, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas et, non, ça ne prête pas vraiment à sourire. Disons que cela signe un comportement...
Il vous accuse surtout d'avoir fait perdre la droite à la présidentielle de 2012...
Le responsable de la victoire de la gauche en 2012, il porte un nom, il s'appelle Nicolas Sarkozy. Ses attitudes et ses pratiques ont conduit 3 ou 4 millions de Français qui n'étaient pas de gauche, dont je suis, à penser : "Cette agressivité, cette manière de dresser les uns contre les autres, ces affaires multiples, ce n'est pas ce que nous voulons pour conduire le pays !"
Regrettez-vous d'avoir voté François Hollande ?
Quand on fait un choix aussi lourd, c'est sans regret... Bien entendu, je fais partie des Français qui ont été terriblement déçus depuis trois ans. Mais si Nicolas Sarkozy avait été réélu en 2012, le rejet aurait été violent et aujourd'hui la gauche d'opposition dominerait intégralement le pays. L'alternance a au moins eu le mérite de nous débarrasser de l'idéologie socialiste pour longtemps. C'était une hypothèque qui pesait sur le pays et qu'il fallait lever.
Vous aviez construit L'Alternative avec l'UDI de Borloo. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?
Il en reste une nécessité. Ces derniers mois, l'UDI a choisi de faire tandem avec l'UMP. C'est la tentation perpétuelle du centre de courir vers son puissant voisin et allié. Moi, la soumission n'est pas dans mes gènes : peut-être parce que le Béarn s'est voulu indépendant depuis le XIVe siècle [Sourire]. L'Alternative, lors des européennes, avait pourtant obtenu un score et un nombre d'élus importants [10 % des voix, 7 sièges, NDLR]. Cela se refera, je n'ai aucun doute sur ce point.
Sur ces élections locales, le MoDem a passé des accords avec l'UDI et l'UMP. Vous êtes donc, vous aussi, lié à Nicolas Sarkozy...
Comprenez que les rapports ne sont pas les mêmes à Paris, dans les meetings, et sur le terrain. À Paris, c'est l'agressivité, la violence des propos et l'insulte. Dans les départements, dans les régions, ce n'est pas du tout la pratique. Sur le terrain, on se connaît, on travaille ensemble. On se respecte, et c'est heureux.
Qui a, selon vous, remporté ces départementales, l'UMP-UDI ou le FN ?
C'est un vote sanction contre la gauche, pas un vote d'adhésion à la droite.
Sur les menus confessionnels dans les cantines scolaires, sur l'interdiction du voile à l'université, Nicolas Sarkozy a clivé pendant cette campagne...
La laïcité n'est pas dans les assiettes. La laïcité ne consiste pas à obliger des enfants musulmans à manger du porc, pas plus qu'à obliger les enfants catholiques traditionnels à manger de la viande le vendredi. Il existe des solutions parfaitement laïques et non communautaires. À Pau, nous avons pris la décision de proposer tous les jours pour les élèves qui le souhaitent des menus végétariens. Quant au voile, j'étais à l'origine de son interdiction au collège, au lycée, parce qu'il s'agissait de mineures. À l'université, ce sont des jeunes filles ou des jeunes femmes majeures. Je ne suis pas favorable à ce qu'on rouvre ce débat.
Voyez-vous derrière ces questions de laïcité une part d'islamophobie déguisée ?
L'islamophobie est un puissant vecteur électoral. Mais, pour moi, on se déshonore à l'utiliser. Je sais très bien quelles passions noires cela suscite, comme l'antisémitisme ou l'anticléricalisme ou encore l'évocation de la franc-maçonnerie. Mon choix est fait une fois pour toutes : je défends l'unité de la France contre les forces de division et de détestation.
Vous avez été précurseur sur de nombreux thèmes : la dette, les déficits, la moralisation de la vie publique, la privatisation des autoroutes, l'affaire Tapie... La vérité en politique, cela paie dans les urnes ?
Écoutez-moi bien : l'avenir de la France exigera qu'on dise la vérité. D'ailleurs, la vérité n'est pas nécessairement punitive. Elle est enthousiasmante, entraînante. Il n'y a pas d'autre moyen d'échapper aux sables mouvants dans lesquels nous nous enlisons.