Déclaration du Premier ministre, François Bayrou, sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe à l’Assemblée nationale
Ce lundi 3 mars, notre Premier ministre et président du MoDem, François Bayrou, s'est exprimé à la tribune de l'Assemblée nationale pour un débat sur l'Ukraine dans le cadre de l'article 50-1 de la Constitution.
Seul le prononcé fait foi.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les députés.
Ce débat est organisé selon les termes de l'article 50-1 de la Constitution et son but est que le gouvernement partage avec la représentation nationale non pas seulement des informations, à dire vrai, il en est peu que chacun d'entre nous ne connaisse, mais une vision d'une situation historique qui est à nos yeux la plus grave, la plus déstabilisée, la plus dangereuse de toutes celles que notre pays et notre continent ont connues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le président de la République a partagé, dans une réunion à huis clos avec tous les responsables de partis politiques représentés dans cette assemblée, une analyse précise et préoccupante de la situation sur le terrain, des armes et des forces.
Mais les choses s'accélèrent. Vendredi soir, dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, s'est déroulée sous l'objectif des caméras du monde entier une scène sidérante, marquée de brutalité et de volonté d'humiliation, dont le but était de faire plier par la menace le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu'il se rende aux exigences de ses agresseurs. Le tout résumé en une phrase devant les caméras de la planète : ou bien vous trouvez un accord avec Poutine, ou bien nous vous laissons tomber.
Pour l'honneur de la responsabilité démocratique, pour l'honneur de l'Ukraine, et j'ose le dire pour l'honneur de l'Europe, le président Zelensky n'a pas plié. Et je crois que nous pouvons lui en manifester de la reconnaissance.
[Applaudissements]
Il y a deux victimes dans cette scène. La première victime potentielle est la sécurité de l'Ukraine, qui se bat pour sa survie et pour le droit des nations, au prix de la vie de dizaines de milliers de ses enfants. La deuxième victime est une certaine idée de l'alliance que nous, pays de liberté, nous avions avec et autour des États-Unis. Peut-être plus gravement encore pour l'avenir, je veux le dire au nom de tous ceux qui n'ont pas oublié l'alliance séculaire ni l'amitié à laquelle nous sommes attachés avec le peuple américain, se trouve compromise une autre alliance fondamentale, celle que les États-Unis avaient avec eux-mêmes, avec leur histoire, et avec un certain idéal de défense du droit, de défense du faible, face aux forts tyranniques.
Cette situation est le dernier développement d'un enchaînement de causes et de conséquences que nous avons vu se dérouler sous nos yeux. Le détonateur de cette séquence dramatique, nous le connaissons. C'est un événement précisément daté : l'invasion en vue d'annexion de l'Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie, sur ordre de Vladimir Poutine, le 24 février 2022. Cette date, nous avons été plusieurs à le dire à cette époque, cette date a été un basculement entre deux mondes, un basculement aux conséquences planétaires.
Depuis 1945, nous espérions que l'Europe, que l'Occident tout entier, que la communauté des nations vivait avec l'idée qu'une loi internationale respectant les principes d'indépendance et de sécurité pour les nations régissait, en tout cas régissait chaque jour davantage et régirait un jour, l'ensemble des relations internationales, diplomatiques, de défense, commerciales, financières.
Bien sûr, ces règles, nous le savions, ont toujours fait l'objet d'une application partielle, imparfaite et souvent partiale. Nous n'idéalisons donc pas le passé. Mais il y avait malgré tout des garde-fous qu'on pouvait évoquer, des traités qu'on pouvait brandir, des résolutions qu'on pouvait invoquer, des engagements qu'on pouvait rappeler. Tout ceci est fini, nous avons basculé dans un autre monde.
Beaucoup sont sans voix tant le choc est violent. Beaucoup se trouvent démunis tant tous les dispositifs que nous avions inventés et mis en place se voient démantelés. Nous voici mis en demeure d'accepter des mœurs que nous refusons, de revoir les chartes de nos libertés, de repenser les règles de la démocratie et de la liberté d'expression, d'abandonner notre souci de décence pour accepter l'indécence qu'on voudrait nous imposer.
Nous vivions au fond avec la certitude paisible que le monde serait sinon de plus en plus démocratique comme l'affirmaient des esprits brillants mais incurablement optimistes, du moins de plus en plus sûr. C'est dans ce cadre que la prospérité du continent européen, la prospérité du monde libre, et par contagion la prospérité de ceux qui vivaient une relation de confiance avec l'Occident, se développait. Certes, nous savions tous, et de grands diplomates français le rappelaient, comme Hubert Védrine, que les nations n'oublient jamais leurs intérêts et que par la force des choses, ces intérêts passent souvent avant leurs principes.
Mais nous avions l'espoir pour les uns, la certitude pour les autres, qu'au bout du compte, demain serait plus sûr qu'aujourd'hui, et que les grands ensembles avec qui nous étions en relation en viendraient un jour à respecter plus ou moins les mêmes grands principes. Beaucoup le croyaient pour la Russie, en raison d'une proximité de civilisation et d'une communauté d'histoire. Nous le croyions pour l'Inde, dont la progression démographique, technique et scientifique et la situation de pays non alignés sont pour la France des éléments de confiance. Et pour ce pays majeur, nous le croyons encore aujourd'hui. C'était vrai à certains égards pour la Chine, la France n'ayant jamais oublié qu'elle avait été le premier pays d'Occident à reconnaître et consacrer le statut international de cet immense peuple et de cet immense acteur politique. Nous l'espérions même du Moyen-Orient tourmenté, dont nous imaginions favoriser l'apaisement avant de voir triompher une paix garantie par la reconnaissance des peuples, des communautés et des cultures.
Cette symphonie d'espoir raisonnable a volé en éclat le 24 février 2022. Qu'un pays, le plus vaste géographiquement de la planète, militairement parmi les mieux armés, y compris par la détention d'innombrables têtes nucléaires, ayant construit une puissante armée mécanique de blindés aussi bien que d'aviation, une puissance spatiale, un pays favorisé d'infinies ressources naturelles… Qu'un tel pays, membre du Conseil de sécurité des Nations Unies et à ce titre garant de l'ordre international, décide de se jeter sur un pays voisin, une nation souveraine, de surcroît intimement mêlée à sa propre histoire pour l'annexer, en prendre le contrôle par la force et en chasser les dirigeants élus, beaucoup d'entre nous, en fait, n'auraient même pas osé l'imaginer. Or, cette date de basculement de l'histoire a libéré les démons endormis et a remis en cause d'abord le premier principe de sécurité sur lequel était assise, dans les règles internationales, l'intangibilité des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale.
Cette agression a donné le signal qu'attendaient en réalité depuis longtemps des forces tapies dans l'ombre et qui ne rêvaient que de se donner carrière. Ces forces, il faut les nommer. C'est l'esprit de domination. C'est l'impérialisme, militaire, idéologique, économique, religieux, fanatique. La volonté d'asservir l'autre. C'est le culte de la force. Et nous le connaissons bien, c'est la malédiction qui a coûté des dizaines de millions de morts au XXe siècle, particulièrement en Europe.
Sur toute la surface de la planète, le signal donné par cet événement n'a échappé à personne. Qu'importerait désormais la loi et les principes, les délibérations internationales ? La force seule, la violence et la brutalité suffiraient pour régler les conflits. Il s'agirait seulement de réunir les moyens suffisants, de mettre en œuvre la violence suffisante, et n'importe quelle cause pourrait désormais l'emporter.
C'est la fin de la loi du plus juste, c'est le règne de la loi du plus fort. Ainsi, par décision d'un seul, devenu chef de meute, sont reniés les efforts consentis depuis plus de cent ans pour arracher l'humanité à sa naturelle inhumanité. Tout cela est renié.
Et se trouve reniée en même temps la charte des Nations Unies. Je vous lis le début : « nous, peuple des Nations Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre, qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances, décidés à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations grandes et petites, à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice. Nous, peuple des Nations Unies, prenant l'engagement solennel qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun ».
Cette charte a été signée le 26 juin 1945 pour préserver les générations au lendemain de la plus terrible des guerres que l'humanité ait connue, 80 millions de morts. Et une victime qui ne reviendra pas, une certaine idée de l'homme, partie avec la Shoah, la tentative d'anéantissement programmé, et pour la première fois technico-industriel, de l'un des peuples de notre famille humaine.
Ce qui se matérialisait sous nos yeux, vendredi soir, alors que nous assistions, et chacun d'entre nous se souvient où il était, alors que nous assistions sidérés à cet affrontement, c'est qu'était en train de se rompre quelque chose d'infiniment précieux, dont nous étions au jour le jour peu conscients, mais qui servait de cadre à notre regard sur le monde. C'était l'idée de l'identité et de l'unité de l'Occident.
Ce que nous avons brutalement découvert depuis quelques semaines et qui culminait en ce vendredi soir, c'est que nos alliés pouvaient nourrir sur nous et sur notre avenir, sur l'avenir de leurs partenaires et voisins, la même volonté de domination que nous prétendions combattre chez les puissances auxquelles nous voulions résister. Les déclarations du 47e président des États-Unis sur le canal de Panama, sur Gaza, sur le Groenland et même sur le Canada nous ont en temps réel fait mesurer la stupéfiante réalité : il n'y a plus de loi qui s'impose à tous. Et nous, Français et Européens, ne sommes pas armés pour un temps où la loi est tenue pour négligeable.
Qu'on puisse entendre en 2025 des phrases aussi stupéfiantes que celles-ci, j'ouvre les guillemets « Personne n'a de droit sur le Groenland, ou si quelqu'un a des droits, il faut qu'il y renonce, parce que ce territoire, nous en avons besoin pour notre sécurité et notre approvisionnement ». Un territoire peu peuplé, c'est entendu, mais grand comme quatre fois la France, au sous-sol riche de matières premières les plus rares, d'une biodiversité préservée par le climat particulier de cette région, et tout cela au sein d'un pays membre de l'OTAN. Et c'est vrai aussi en matière commerciale. Nous étions préoccupés, nous le sommes toujours, par le dumping auquel nous soumettait la puissance chinoise. Nous considérions l'Organisation mondiale du commerce comme capable un jour de faire respecter des règles élémentaires. Nous voyions cet OMC comme un atout pour les échanges où les États se respecteraient. Et d'un seul coup, l'annonce de droits de douane, 25% de droits de douane sur les productions de tout un continent, et l'inéluctable perspective de rétorsion, nous plongent dans un univers de guerre commerciale, au moment même où notre continent traverse une crise qui met à mal sa croissance et ses emplois. De surcroît, derrière les droits de douane qu'on veut relever, se prépare, nous le savons bien, une offensive bien plus brutale, bien plus violente et bien plus redoutable, contre tout le dispositif réglementaire européen destiné à encadrer le high-tech et prévenir une mainmise totale des entreprises majeures du numérique américain sur notre économie et sur nos valeurs. Il y a là un enjeu déterminant et ce n'est pas un hasard si certains responsables américains de haut niveau ont explicitement indiqué qu'il nous faudrait désormais choisir entre la protection de l'OTAN et l'abandon à toutes ses licences, y compris celles qui prônent la haine ou la ségrégation. On veut nous cerner, on veut nous assujettir pour nous plier, nous aussi, à la loi du plus fort. Et cela, de la part de nos alliés.
L'annonce du retrait des organismes internationaux chargés du développement ou de l'Organisation mondiale de la santé conforte l'idée d'un tel basculement. Menacés de se retrouver sans recours militaire, bien des pays membres de l'OTAN désespèrent et posent en termes nouveaux les questions de défense.
Rappelons que ces questions, la France les a posées la première et longtemps la seule parmi les alliés. Tous ceux qui entendaient à chaque rencontre internationale l'appel français à une plus grande autonomie de la défense européenne et qui levaient les yeux au ciel en y voyant une lubie ou des intérêts égoïstes. Tous ceux-là mesurent aujourd'hui combien notre idée d'indépendance était fondée. C'est dans cet esprit que nous avons bâti, nous Français, notre appareil de défense, nos armées, à commencer par la dissuasion nucléaire et par ses vecteurs. Ce qui fait, il convient de le rappeler aujourd'hui, que notre pays est le seul, à l'égal des très grandes puissances, à disposer d'une armée autonome, capable d'affronter la plupart des situations de menace, sans avoir à demander l'autorisation ou la permission de quiconque. L'effort de construction de cette armée a demandé des investissements considérables, que la nation a supportés avec courage et esprit de continuité. Mais cet effort, nous l'avons supporté solitairement. La France avait raison. On le découvre aujourd'hui, au moment même où notre principal allié paraît se ranger aux éléments de langage du pays qui attaque l'Ukraine et menace le reste de l'Europe.
En face de cette situation, il est un constat que nous ne faisons pas assez. Et ce constat est celui-ci : nous, les Européens, sommes plus forts que nous le croyons. Nous sommes forts et nous ne le savons pas. Et nous nous comportons comme si nous étions faibles. L'Union européenne, rappelons les chiffres, c'est à elle seule 450 millions d'habitants et avec la Grande-Bretagne et la Norvège, nos alliés, nous sommes plus de 520 millions d'habitants. Les États-Unis, 340. Et la Russie, 150. Le produit intérieur de l'Union, additionné à celui de la Grande-Bretagne, c'est plus de 10 fois le produit intérieur de la Russie. Les dépenses militaires de la Russie, c'est vrai, sont impressionnantes, 40% de leur budget, 40% de leur budget et 9% de leurs produits intérieurs. Ces chiffres donnent une idée du déséquilibre dans les investissements. Et cependant, nous l'avons vu, l'efficacité opérationnelle des armées russes est arrêtée depuis trois ans par l'armée ukrainienne qu'il devait emporter, disait-il, en trois jours. Si l'on compare les arsenaux, on découvre un rapport de force qui n'est pas du tout celui qu'on décrit habituellement. Nos forces armées continentales additionnées à celles du Royaume-Uni, c'est plus de 2,5 millions de soldats professionnels, 25% de plus que les forces russes ; ce sont 3 000 avions de combat, 2 991 exactement, deux fois plus que les États-Unis, deux fois plus que l'aviation russe ; ce sont quelques 15 000 pièces d'artillerie contre moins de 10 000 pour la Russie et seulement 5 000 pour les États-Unis.
Nous sommes une force, même si nous ne le savons pas. Nous, pays européens, nous sommes une force. Et sur ce point, je le crois, la France se trouve en accord pour une fois avec monsieur Trump. Si nous sommes forts, nous ne pouvons pas demander à d'autres de nous défendre durablement à notre place. Si nous sommes forts, c'est à nous, Européens, de garantir la sécurité et la défense de l'Europe.
Mais d'abord et dans l'urgence, nous ne pouvons pas laisser le peuple ukrainien sans défense. Aider l'Ukraine, mobiliser des ressources, partager les matériels, aider à former, sécuriser autant que possible, ne pas accepter qu'un retrait américain condamne à la défaite ce pays défenseur de nos libertés. Car si tel était le cas, si nous demeurions impuissants, si la digue ukrainienne en venait à céder du fait de notre impuissance ou de notre négligence, alors n'en doutez pas, un jour ou l'autre, plus tard ou très tôt, ce sont nos pays, les pays de notre Union, qui se trouveraient ciblés. Car il est une leçon que l'histoire nous a enseignée et qui n'est jamais démentie : « La force brutale ne se borne jamais elle-même ».
La situation nous dicte donc les questions que nous devons nous poser. Si les alliances se renversent, les Européens ont-ils la volonté de résister ? Ont-ils la volonté de défendre, non pas ce qu'ils ont, mais ce qu'ils sont ? Au fond, c'est la plus ancienne question. Pas seulement du théâtre, mais de la philosophie ”to be or not to be ?”. Cette question ne cesse de se poser depuis des décennies. Beaucoup, chez nous ou chez nos partenaires, mettaient en doute la nécessité de cette union. Je crois, je soutiens, nous sommes nombreux à croire et à soutenir, que dans les circonstances créées par une telle menace de déstabilisation du monde, l'Union européenne est pour nous le seul chemin et la seule stratégie possible. C'est pour cela, déjà face à la guerre froide, que nous l'avons voulue, fondée et faite progresser. Avons-nous tout réussi ? Certainement pas. Nos institutions sont imparfaites, nos politiques inabouties, la transparence démocratique trop faible, nos priorités peu perceptibles et des combats majeurs pour l'humanité, du climat au développement, ne sont pas menés comme il conviendrait. Tout cela est vrai. Et je pourrais en dire plus encore.
Mais lorsque le monde tremble sur ses bases, alors la solidarité, l'entente, l'action en commun de nos pays, de la famille européenne, est la seule réponse possible. La seule réponse possible. C'est la seule réponse possible du point de vue de l'aide à apporter à l'Ukraine, aide financière, aide logistique, aide de formation, aide militaire, aide diplomatique. C'est la seule réponse possible en termes de politique commerciale. Si nous nous laissons diviser, morceler, jouer les uns contre les autres, nous subirons tous la loi de ceux qui veulent nous affaiblir pour nous soumettre. C'est la seule réponse possible en termes de politique de réarmement scientifique et technologique. Si nous ne la conduisons pas, nous resterons condamnés à former depuis la maternelle jusqu'au prix Nobel et aux médailles Fields, les grands découvreurs qui continueront à les découvrir ailleurs.
Si nous ne la conduisons pas, alors en termes de production industrielle et agricole, nous ne retrouverions pas notre place de fournisseurs compétitifs sur nos propres marchés, hier déstabilisés par l'obsédante question du prix de la main-d'œuvre et qui peuvent aujourd'hui être rééquilibrés par l'automatisation, la numérisation, l'algorithmique et la robotique. Et la maîtrise collective des questions d'environnement que nous avons décidé de placer au premier plan de notre stratégie industrielle quand tant d'autres les abandonnent et par voie de conséquence la maîtrise de notre cadre de vie. Et c'est aussi la seule réponse possible en termes de production intellectuelle. Si nous retrouvons l'influence culturelle, l'Europe redeviendra le lieu de création, de réalisation, de production, d'invention qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être. Tout se tient. Notre solidarité de pays dans la famille européenne, notre influence internationale, notre prestige collectif, notre protection, notre croissance, notre marche en avant. Et hélas, tout se tient aussi dans l'autre sens, dans le sens du déclin, de la soumission, de la perte d'influence, tout se tient aussi.
Mais pardonnez-moi de vous le dire aussi crûment, l'Histoire nous a montré qu'il y avait à ce ressaisissement européen une condition impérative. Et cette condition, c'est la vitalité et donc la force de la France. Car cette idée d'une Europe indépendante, autonome dans ses décisions, défendant elle-même sa liberté et ses intérêts, c'est la vision française. La France l'a défendue seule à partir de l'intuition du général de Gaulle, contre tous ceux que les temps invitaient à la facilité. Voilà ce que le fondateur de la Ve République, avec une préscience qui me semble-t-il mérite d'être soulignée, voilà ce qu'il affirmait en 1962, « On ne sait jamais d'où peut venir la menace, d'où peuvent venir la pression ou le chantage. Il peut se produire des événements fabuleux, des retournements incroyables. Il s'en produit tellement dans l'Histoire. On ne sait pas ce qui se passera aux États-Unis. » Et il énumère là tous les risques de déstabilisation de la société américaine. « Voilà pourquoi », conclut-il, « tout en demeurant les alliés des Américains, nous voulons cesser de nous en remettre à eux ». 1962. Depuis, la France a défendu cette vision inlassablement. Elle l'a défendue en particulier ces huit dernières années par la voix du président de la République. Inlassablement et assez souvent dans la solitude, ce qui est souvent le lot de ceux qui ont une pensée ferme. Je crois que les événements prouvent désormais aux yeux de tous et notamment aux yeux de tous nos partenaires que cette vision est d'intérêt général. La France peut jouer dans l'édification de ce nouveau monde, de ce nouvel équilibre, un rôle central. Mais elle ne le fera, mesdames et messieurs les députés, que si elle recouvre sa confiance et son unité. Tout ce que nous avons à construire et à reconstruire, nous, Français, est la clé de cet autre monde. L'investissement militaire, la reconquête de notre équilibre financier, notre équilibre démocratique, l'efficacité de notre système éducatif, notre politique de formation et de recherche, la place de nos entreprises et le soutien à leur apporter notre aménagement du territoire, et notamment nos outre-mer, l'efficacité de l'action publique et l'équilibre du contrat social constituent chacun une clé de l'affirmation française.
Face à la réalité d'un monde inattendu, tellement inattendu que nous ne parvenons même pas à le qualifier proprement, il nous faut nous organiser avec sang-froid, unité et détermination. Sang-froid, car tout affolement serait perçu comme signe de peur et pousserait tous ceux qui ne nous veulent pas du bien à poursuivre leur offensive psychologique, morale, politique et qui sait, un jour militaire. Unité, car il serait dangereux qu'au-delà des déclarations communes et de résolutions conjointes, chacun aille demain, ici ou là, négocier un avenant national avantageux au dépeçage du monde ; un sursis à exécution avant vassalisation. Détermination, car les mots ne suffiront pas. Ce sont des choix que nous aurons à prononcer, des choix nationaux et des choix européens. Comme nous l'avons vérifié ces jours-ci, beaucoup de choses bougent dans les opinions européennes et parmi les gouvernants européens, nos partenaires.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les députés, l'événement ne nous laisse pas le choix. Il y a quelques vers de Jules Romain écrits dans les premiers mois de la guerre de 14, dans un recueil au temps du fer, du feu et de la mort qu'il a simplement intitulé « Europe » et qui disent ceci « L'événement est sur nous, il a le poil et le pas de la bête quaternaire ». Il voulait dire simplement, lui si souvent accusé d'idéalisme, qu'il est des moments, devant le réveil ou le risque du pire, des forces primitives et archaïques, où l'on n'a pas le choix. Nous n'avons pas vraiment le choix, mais ce choix au moins, est entre nos mains et c'est la première raison d'espérer.
Je vous remercie.