François Bayrou : « Il n’y a aucune raison objective que nous soyons « largués » sur nombre de secteurs de production »
Retrouvez l'entretien de François Bayrou paru dans le magazine Marianne ce vendredi 5 novembre.
Propos recueillis par Franck Dedieu.
Marianne : Nous publions en exclusivité les résultats de votre étude sur la balance commerciale française. Sur quelque 900 produits du quotidien, notre pays présente un déficit supérieur à 50 millions d’euros. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
François Bayrou : C’est un sujet qui me hante depuis longtemps. La France a été un grand pays industriel, un grand pays de recherche et de technologies. Il n’y a aucune raison objective que nous soyons « largués » sur nombre de secteurs de production. Sans doute, quand il s’agit de matières premières, comme les hydrocarbures, est-il compréhensible que nous soyons déficitaires de plusieurs dizaines de milliards, mais dans un grand nombre de domaines, de biens de consommation, nous avons presque disparu, sans raison de fond.
Pourquoi ?
Il n’y a pas eu de stratégie nationale pour défendre notre place pied à pied. Au fil du temps s’est introduite partout dans les esprits – y compris à gauche – l’idée que la stratégie industrielle à l’échelle d’un pays n’avait plus lieu d’être. Il suffisait de laisser chaque entreprise agir pour son compte, et ces intérêts particuliers mis bout à bout allaient conduire à une répartition optimale des investissements. Cette idéologie souterraine a irrigué peu à peu l’ensemble des esprits. À l’instar des Anglo-Saxons, dès l’instant que vous considérez le commerce comme équivalent à la production, vous en arrivez très vite au concept destructeur de l’« entreprise sans usine ».
Lors d’une audition parlementaire, vous avez évoqué une structure commerciale française digne d’un « pays en développement ». Que vouliez-vous dire ?
Expression polie pour parler d’une structure commerciale digne d’un pays « sous-développé ». Quand nous étions au collège, on nous apprenait qu’un pays sous-développé était un pays qui exportait ses matières premières et rachetait des produits transformés. Nous en sommes là aujourd’hui pour de nombreux secteurs. Un exemple caricatural : nous faisons partie des plus gros producteurs de pommes de terre fraîches en Europe, le premier exportateur mondial en volume, et pourtant nous sommes déficitaires en chips ! Autre exemple avec le bois. Nous avons une des plus grandes forêts d’Europe et nous exportons logiquement du bois. Mais, ensuite, nous rachetons des meubles pour la maison. Cette désertion industrielle constitue une erreur fondamentale. Perdre la production revient à perdre le produit, puis la recherche, puis la technologie, puis l’indépendance. Quand vous êtes capable de fabriquer des satellites, des fusées pour les lancer, de produire les meilleurs avions de la planète, des automobiles de haut niveau, pourquoi êtes-vous incapable de fabriquer des machines à laver et des réfrigérateurs ? Cet abandon ne vient plus aujourd’hui du coût de la main-d’œuvre supposée trop chère en France mais d’un état d’esprit. Ce souci de reconquête industrielle, le président de la République l’a porté ces temps-ci, enfin !, dans le débat public.
Mais à qui la faute ?
Les responsabilités remontent à loin, à l’époque triomphante des idées de Reagan et de Thatcher. L’État a renoncé au rôle qu’il pouvait jouer dans ce champ si important. Sa première fonction, souvent évoquée, est celle de l’État stratège. Notre démarche, au Plan, même si elle est un peu donquichottesque, consiste à conduire ce combat, champ de bataille par champ de bataille, produit par produit, filière par filière. La seconde fonction, que l’État ne sait pas exercer et qui est totalement oubliée, est celle de l’État que j’appellerais fédérateur. Les pouvoirs publics doivent jouer les médiateurs, pousser les différents acteurs à s’asseoir autour de la table d’abord pour répondre à cette question : comment faire pour rattraper notre retard dans le processus productif ? Et les solutions ne peuvent être apportées qu’en collaboration entre le secteur public et les entreprises privées.
Mais pourquoi les patrons changeraient-ils leur fusil d’épaule ? Pourquoi deviendraient- ils patriotes du jour au lendemain ?
Attention à la politique du bouc émissaire. Les patrons se trouvent en fait soumis à une force difficilement surmontable : l’intérêt des actionnaires dont ils dépendent. C’est une contrainte interne, mais l’État doit intervenir pour équilibrer cela par une force externe, une exigence nationale et dire à tous : « Si vous perdez tel chaînon de la production industrielle qui pourrait être votre succès, alors, au bout du compte, vous allez vous retrouver désarmé. »
Cela suffira-t-il ? N’est-ce pas trop tard vu l’état d’esprit des grands patrons encore fascinés par la mondialisation ?
Ce n’est jamais trop tard. L’une de mes campagnes électorales avait pour slogan : « Produire et instruire ». J’ai pensé très tôt que la somme des intérêts particuliers ne faisait pas l’intérêt général. La France est allée plus loin que les autres dans l’indifférence à l’intérêt général de la société à laquelle nous appartenons. Pourtant, les cadres et chefs d’entreprise sont pour l’essentiel formés par le système éducatif français, leurs enfants aussi, soignés par le système de santé français. Ils ne sont donc pas étrangers à la santé du pays. Mais il n’y a pas eu la puissance d’un État capable de fixer des objectifs et de convaincre l’ensemble des acteurs. Si la puissance publique s’y décidait, tout le monde en tiendrait compte. Simplement, c’était chacun chez soi. Et pour soi. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est beaucoup produit sous la gauche aussi.
Peut-on reproduire de tout ? Au fond, pourquoi ne nous remettrions-nous pas à fabriquer de simples grille-pain assez basiques ?
L’objectif n’est pas de devenir excédentaire sur tous les produits. Il y a des segments cruciaux pour notre indépendance et notre souveraineté : l’électronique, les autoroutes des données ou la sécurité numérique. Les Américains y parviennent grâce une coopération forcenée entre la puissance publique, qui intervient financièrement, notamment par l’intermédiaire du ministère de la Défense, et les grands acteurs privés. Encore une fois, leur réussite vient davantage de l’échange que de la réglementation ou de la contrainte. Dans ma circonscription, à côté de Pau, on fabrique la majorité des moteurs des hélicoptères du marché privé dans le monde. Des ateliers, il sort surtout des turbines. Or je suis certain que la technologie des turbines pourrait servir à d’autres industries pour peu que la confiance et la solidarité s’installent entre les acteurs. Les responsables de ces grandes entreprises ne rechigneraient pas si on les transformait en partenaires de cet effort national. Il faut instituer le dialogue et porter devant l’opinion publique cette conviction que nous sommes embarqués sur le même bateau. Les Allemands y parviennent, or ils paient leur main-d’œuvre au moins autant que nous et ils ont la même monnaie que la nôtre.
À la différence de ce qui se passe en France, l’euro demeure de facto sous-évalué en Allemagne...
Et l’Italie ? Son industrie pèse 20 % du PIB [contre environ 13 % pour la France], et le pays dégage des excédents commerciaux. Cet argument de la monnaie constitue un moyen trop commode pour nous exonérer de nos faiblesses.
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