François Bayrou : « Il n’y a pas de souveraineté sans souveraineté énergétique »
François Bayrou, Premier ministre et Président du MoDem, a présenté ce lundi 28 avril devant les députés sa feuille de route sur "la souveraineté énergétique de la France" pour les 10 ans à venir. Retrouvez son discours.
Seul le prononcé fait foi.
Madame la présidente,
Mesdames et messieurs les députés,
Le 3 mars dernier, à l’occasion d’un débat semblable organisé suivant l’article 50-1 de notre Constitution sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe, j’évoquais devant vous le basculement du monde que nous sommes en train de vivre, la situation historique qui est la nôtre, et qui nous oblige à poser la question urgente de notre défense. Les orateurs issus des bancs de la gauche comme de la droite de cet hémicycle étaient alors nombreux à parler d’autonomie stratégique, de puissance, d’indépendance nationale, de souveraineté.
Il n’est pas de souveraineté sans souveraineté énergétique.
Cette question est devenue brûlante, lorsque, au plus fort de la crise ukrainienne, notre pays a connu une multiplication par 10 du prix du gaz naturel. Et encore, nous nous en sortions mieux que nos voisins allemands, qui importaient environ la moitié de leur gaz de Russie en 2020, quand nous n’en importions qu’un peu moins du quart. Lorsque le coût de notre énergie est dicté par le contexte international et devient aussi sensible à des chocs exogènes, c’est que nous avons un problème de dépendance énergétique.
L’énergie, c’est étymologiquement la force en action. Elle fait donc partie, avec l’alimentation et les produits de santé, des secteurs stratégiques, d’importance vitale. L’énergie est le sang de notre système productif : sans elle, le pouls de la nation ralentit, notre tissu productif dépérit, la vie de la nation n’est plus garantie.
L’énergie est la question au coeur du combat existentiel que mène aujourd’hui notre pays, mais que mène aussi notre continent européen : voulons-nous encore nous faire entendre dans le concert des nations ?
Voulons-nous être une puissance économique, industrielle, commerciale, capable de s’affirmer et de sortir de la tenaille sino-américaine ? Voulons-nous résister d’une part à l’offensive commerciale provoquée par le 47e président des Etats-Unis et d‘autre part à l’offensive de production chinoise qui menace des pans entiers de notre économie ? Si oui, il y a urgence à agir pour notre souveraineté.
Il y a urgence car aujourd’hui notre consommation finale d’énergie est composée à près de 60% de combustibles fossiles, principalement des hydrocarbures que nous importons. Ce chiffre pose un triple problème.
Un problème géopolitique, d’abord : nous nous retrouvons dans une situation de dépendance et de vulnérabilité stratégique vis-à-vis de pays producteurs de pétrole et de gaz, comme les États-Unis, l’Arabie Saoudite, ou la Russie. La gravité de notre déficit commercial est d’ailleurs révélatrice de notre dépendance : près de la moitié de notre déficit commercial total de 2024 est due à notre déficit en matière d’hydrocarbures (45 milliards).
Un problème écologique, ensuite : ces quelque 900 milliards de kilowattheure deviennent, une fois consommés, du dioxyde de carbone que nous rejetons dans l’atmosphère. Nous ne pouvons accepter cela, car la France se doit de respecter les engagements qu’elle a pris en termes de réduction de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone en 2050, c’est-à-dire atteindre l’équilibre entre les émissions de CO2 sur notre territoire national et l’absorption de carbone par la nature et les technologies de capture de carbone.
Enfin, un problème financier : j’exposais il y a 15 jours aux Français l’état très grave de nos finances publiques. Cette contrainte nous oblige à avoir un discours de vérité, à peser chaque denier public. Je l’affirme : nous ne pouvons plus nous permettre de faire de mauvais placements. Les choix d’investissement de la puissance publique doivent être réfléchis, ils doivent s’inscrire dans une stratégie claire et durable et doivent être réalisés en fonction de critères essentiels.
Ces critères, qui correspondent à des objectifs, ont été exposés par le Président de la République lors de son discours de Belfort en février 2022 : nous devons disposer d’une énergie abondante, compétitive, décarbonée, et souveraine, c’est-à-dire dont nous maîtrisons sur notre sol la production.
Face à l’état d’urgence énergétique qui est le nôtre, nous avons donc un objectif clair, et, je crois, largement partagé sur ces bancs.
La question qui fait débat aujourd’hui est celle des moyens pour y parvenir. Ces moyens sont définis, selon la loi, par une programmation pluriannuelle de l’énergie qui détermine, tous les cinq ans, les grandes orientations à dix ans de notre politique énergétique. Les investissements nécessaires à la production et à l’acheminement de l’énergie sont si considérables que ni les acteurs publics, ni les acteurs privés ne peuvent s’engager à les fournir sans la visibilité suffisante. Il est de la responsabilité du gouvernement de leur donner cette visibilité. Deux maîtres mots guident notre démarche : prospective et perspective, car il s’agit de voir les choses en profondeur, dans l’espace et dans le temps.
La dernière programmation pluriannuelle de l’énergie date d’avril 2020 : le temps que la loi fixe pour sa révision est donc venu.
Mais, au-delà même de la loi, ce sont les faits qui nous imposent de la réviser. La dernière planification de notre politique énergétique est obsolète, inadaptée, elle date d’un autre monde : les travaux qui ont conduit à sa définition se sont déroulés dans un contexte totalement différent de celui dans lequel nous sommes entrés. Notre monde a basculé, et notre politique énergétique ne peut s’abstraire de cette donnée. Elle doit justement être un des principaux outils pour que nous fassions face au déséquilibre du monde en assurant notre propre équilibre énergétique.
Cet équilibre doit être défini par le gouvernement, éclairé par les avis de l’Autorité environnementale, du Haut conseil pour le climat, du Conseil national de la transition écologique, du Conseil supérieur de l’énergie, du Haut-commissaire à l’énergie atomique, du Comité de gestion des charges de service public de l’électricité et du Comité du système de distribution publique d’électricité. Et bien entendu, je tiendrai particulièrement compte de l’avis de l’Académie des sciences.
Mais cet équilibre doit être également défini en concertation avec les forces politiques, sociales et économiques de notre pays. La charge du choix démocratique, dans cette matière comme dans toutes les autres, doit être partagée. La concertation a déjà largement présidé aux travaux préparatoires à la révision de notre programmation énergétique, avec deux concertations en 2023 et 2024, une consultation début 2025, et elle se poursuivra. Le débat qui se tient aujourd’hui en est la preuve.
Dans ce débat, le gouvernement n’a rien à vendre, aucune thèse à faire triompher coûte-que-coûte, aucun adversaire à écraser. Nous ne sommes sous l’emprise d’aucun prêt-à-penser, d’aucun dogmatisme, d’aucune idéologie. Le gouvernement n’est sous la coupe d’aucun intérêt particulier. Nous voulons qu’un débat se tienne, un débat au sens plein du terme, sincère et honnête. Notre seule boussole sera l’intérêt général et, pour l’identifier, nous nous appuierons sur la méthodologie scientifique, sur les faits, sur la raison.
La volonté du gouvernement dans la tenue de ce débat est de formuler les interrogations qui lui semblent légitimes sur les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre la souveraineté énergétique, et de présenter aux citoyens et à leurs représentants le raisonnement le plus objectif possible, fondé sur les faits, de façon à faire émerger des orientations mûrement réfléchies. Au terme de ce débat, la responsabilité du gouvernement sera alors de prendre des décisions.
En particulier, je veux assurer chacun des intervenants, chacun des participants au débat, que son avis sera pris en compte. Cette Programmation pluriannuelle de l’énergie n’est pas écrite à l’avance. Toutes les analyses seront prises en compte avant sa rédaction finale.
Repartons donc d’un fait clair : nous sommes, hélas, dépendants des énergies fossiles. Pour sortir de cette dépendance, trois moyens se présentent à nous.
Premièrement, partout où c’est possible, nous devons encourager l’efficacité et la sobriété énergétiques. C’est parce que l’énergie est essentielle au bon fonctionnement et au développement de notre société qu’il faut l’utiliser avec soin et ingéniosité. Les économies d’énergie ont pris de plus en plus de poids dans la discussion sur les termes de notre équation énergétique. À juste titre ! Car le kilowattheure le moins émetteur de gaz à effet de serre, mais aussi le moins cher, est le kilowattheure économisé. C’est pourquoi nous soutenons les politiques qui incitent à la maîtrise de notre consommation, notamment en matière d’isolation des bâtiments.
Deuxièmement, il y a des domaines que nous n’explorons pas ou pas assez. Par exemple, nous devons nous rendre compte de l’atout puissant que représente la chaleur renouvelable. Je pense d’abord à la géothermie, cette technologie, que je soutiens parfois en solitaire depuis des années. Nous sommes assis, ou plutôt debout, sur un trésor inépuisable, et nous ne le savons pas. Nous avons littéralement sous nos pieds, dans notre sous-sol, un gisement potentiellement gratuit, quasi‑inépuisable d'énergie.
Un gisement gratuit, permettant de répondre largement à nos besoins en matière de chauffage mais également à nos besoins croissants en matière de rafraîchissement ou de climatisation, puisqu’elle permet de réaliser 80% d’économie d’énergie pour le chauffage, et même 90% pour la climatisation.
Le gouvernement proposera d’accélérer le déploiement de ce mode de production non-polluant, afin de réduire la consommation d’énergies fossiles dans les bâtiments. À ce jour en France métropolitaine, la géothermie de surface fournit seulement 1 % de la chaleur finale consommée en France. Le Bureau de recherches géologiques et minières estime à 100 TWh annuels le potentiel d’économie de gaz accessible en 15 à 20 ans grâce à la géothermie de surface, soit environ le quart de la production de nos centrales nucléaires. Dans les conclusions de la mission flash consacrée l’an dernier à la géothermie profonde, les députés Vincent THIÉBAUT et Gérard LESEUL soulignaient d’ailleurs les atouts de cette énergie disponible en continu, sans problème d’intermittence, et appelaient à en accélérer le déploiement.
Pour assurer le développement massif et intégrer pleinement le potentiel de la géothermie, nous devrons seulement trouver des modèles de financement efficaces, des emprunts plus légers pour les foyers, parce qu’étalés dans le temps, pour faciliter l’installation de pompes à chaleur, et moderniser la règlementation. Il nous faudra aussi veiller, en parallèle, à ce que la filière française de production, de forage et d’installation de pompes à chaleur accompagne ce mouvement. Le gouvernement formulera au mois de juin des propositions.
Au titre de la chaleur décarbonée, la biomasse, c’est-à-dire la transformation en énergie de matière organique, peut également être citée. L’essor des chaufferies à bois a notamment permis d’augmenter la part de la chaleur décarbonée dans les réseaux de chaleur.
Enfin et surtout, troisième grand levier pour réduire notre consommation d’énergies fossiles : l’électrification de nos usages. Nous devons remplacer la consommation d’énergies fossiles, de gaz, de pétrole, par de la consommation en électricité décarbonée.
En France, la consommation d’électricité a certes triplé de 1973 à 2010, mais elle ne représente aujourd’hui que 27% de l’énergie finale consommée. Et depuis 2010, comme l’a justement noté l’Académie des sciences, on observe une stagnation de notre consommation d’électricité, autour de 450 térawatts heure.
Nous ne pouvons nous résigner à cette stagnation.
L’électrification des usages n’est pas un phénomène indépendant de notre volonté, que nous devrions simplement observer : c’est un objectif que le gouvernement poursuit. Des trajectoires sont déjà engagées dans le domaine de la production industrielle, notamment pour décarboner les 50 sites les plus émetteurs de dioxyde de carbone, avec un soutien public fort via France 2030. La révolution de l’intelligence artificielle va en outre conduire à des demandes très importantes : la France connaît un engouement fort de la part des projets de data centers, comme nous l’avons vu à l’occasion du sommet mondial de l’IA organisé au Grand Palais. Or un data center de 100 MW (100 000 KW) consomme l’équivalent d’une ville de 100 000 habitants.
La France est l’un des rares pays au monde à pouvoir proposer une électricité abondante, compétitive et décarbonée et des sites clés en main : 35 nouveaux sites ont été identifiés à proximité de son réseau de transport d’électricité.
Il est dans l’intérêt des industriels de disposer d’une électricité compétitive, reflétant les coûts du nucléaire existant, mais il est aussi dans l’intérêt d’EDF d’encourager cette demande d’électricité en base particulièrement adaptée à son outil de production nucléaire. C’est tout notre pays qui bénéficiera de ce grand accord gagnant/gagnant, essentiel pour notre stratégie de réindustrialisation.
Au-delà de l’industrie, le gouvernement soutient l’électrification des transports, avec le bonus et le leasing social pour stimuler la demande de véhicules électriques fabriqués en Europe. Les flottes d’entreprises sont également incitées financièrement à s’électrifier, ce qui stimulera le marché de l’occasion pour les véhicules électriques.
Dans le domaine du bâtiment, le gouvernement encourage partout où cela est techniquement possible le passage aux pompes à chaleur fabriquées en France, grâce aux aides de MaPrimeRenov’ et aux Certificats d’Economies d’Energie. Qu’elle soit géothermique ou aérothermique, la pompe à chaleur doit devenir la solution de référence en matière de chauffage et de climatisation pour les bâtiments, afin de sortir progressivement de notre dépendance au gaz et au fioul.
Nous mettons donc en oeuvre des politiques publiques en faveur de l’électrification qui doivent conduire à une augmentation de la consommation finale d’électricité dans notre pays, mettant ainsi fin à la stagnation que nous observons depuis 2010.
Si toutefois le développement de la production devait être plus rapide que celui de la demande française, alors l’exportation continuera à fournir un débouché à l’énergie produite. Nous ne cherchons pas à surproduire ; mais la surproduction est un mal moindre que la sous-production et la menace du black-out, surtout pour un pays qui connaît une balance commerciale très déficitaire comme le nôtre.
Mais l’électrification des usages ne servira pas notre souveraineté énergétique, si nous ne sommes pas capables de produire suffisamment d’électricité sur notre sol.
Nous avons sous nos pieds et au-dessus de nos têtes plusieurs gisements, plusieurs sources possibles. Chaque source doit être jugée à l’aune des critères énoncés, en toute transparence et en toute objectivité : l’énergie produite est-elle souveraine, est-elle abondante, est-elle compétitive, est-elle décarbonée ? Si oui, nous devons investir. Si non, nous n’hésiterons pas à garder et à réorienter notre argent.
Décarbonée, souveraine, abondante, compétitive, l’énergie nucléaire remplit tous les critères énoncés. C’est donc elle qui constitue le socle de notre mix énergétique : l’énergie nucléaire assure aujourd’hui 67% de notre production électrique.
Il s’agit assurément d’une énergie décarbonée. C’est parce que nous disposons du nucléaire que notre système électrique actuel a l’un des taux de CO2 par kilowattheure d’électricité les plus bas au monde : 21,3 g par kWh d’électricité, contre 350 g par kWh pour nos voisins allemands, qui se sont privés de cet atout nucléaire.
Il s’agit d’une énergie souveraine : la France a développé́ dans le domaine du nucléaire une filière industrielle nationale complète qui lui permet de maîtriser la conception et la construction de ses propres installations de production d’électricité́, d’enrichissement d’uranium et de fabrication du combustible, en passant par le recyclage. Le nucléaire permet à la France d’être indépendante, c’est une force considérable pour notre souveraineté énergétique. Certes, nous n’avons plus de mines actives sur notre sol et dépendons d’autres pays, tels le Kazakhstan, le Canada, l’Australie, l’Ouzbékistan, ou encore la Namibie. Néanmoins, nous disposons de stocks importants d’uranium sur notre sol, nous garantissant plusieurs années de combustible. Le Conseil de politique nucléaire présidé mi-mars par le Président de la République a validé une stratégie de développement des activités minières d’Orano.
Il s’agit enfin d’une énergie compétitive : nos centrales existantes ont été construites de façon remarquable, pour l’essentiel sur une période de 15 ans, et sont aujourd’hui largement amorties.
Le coût complet de l’électricité nucléaire a été estimé par la Commission de Régulation de l’Énergie autour de 60€/MWh, ce qui est particulièrement compétitif par rapport aux autres moyens de production et qui explique que l’électricité soit moins chère en France qu’ailleurs en Europe. Le nucléaire existant ne nous coûte rien en termes de finances publiques.
Mais nous devons aussi être lucides : notre parc nucléaire vieillit et doit faire face à des aléas techniques, comme en 2021 et en 2022 avec la crise de la corrosion sous contrainte. Il nous faut donc à la fois tout mettre en oeuvre pour amener ce parc nucléaire existant à 60 ans et si possible au-delà en respectant les exigences de sûreté, mais aussi préparer dès à présent la construction de nouveaux réacteurs nucléaires pour prévenir l’effet falaise, pour éviter de voir notre production chuter drastiquement, et d’être pris de vertige à la vue de l’abîme qui se creuserait sous nos pieds.
Au regard de ces caractéristiques, il est juste que nous investissions dans cette filière. Il est juste que nous fassions le choix d’une véritable relance du nucléaire déterminée et continue.
Le gouvernement soutient donc fermement la prolongation de la durée de vie des centrales existantes et le développement du programme EPR 2, qui vise à construire six nouveaux réacteurs de forte puissance, à Penly, Gravelines et Bugey, pour une première mise en service d’ici 2038. Ces réacteurs seront plus coûteux que les réacteurs existants déjà amortis, mais ils devront permettre de produire une électricité à un prix maximal de 100€/MWh. Ce programme est la priorité d’EDF pour les années à venir, qui doit démontrer sa maîtrise industrielle, afin d’envisager d’autres constructions de nouveaux réacteurs (au moins 14 au total d’ici 2050), dont le coût unitaire devra baisser grâce à l’effet de série. C’est une illustration éloquente de la nécessité et de l’urgence d’une nouvelle Programmation pluriannuelle de l’énergie. La PPE de 2020 prévoyait la fermeture de 14 réacteurs. Chacun pourra mesurer le changement que les temps imposent.
Nous devons également repousser la frontière technologique du nucléaire, en encourageant le développement des projets français de petits réacteurs nucléaires : grâce au programme France 2030, plusieurs sont en bonne place dans la course mondiale et l’on peut espérer que le premier soit en service dès 2030. Il nous faut également progresser dans la fermeture du cycle nucléaire, ce qui passe notamment par le développement d’installations de traitement-recyclage et de réacteurs de 4ème génération à neutrons rapides, ainsi que l’a décidé le dernier Conseil de Politique Nucléaire.
Selon certains, nous pourrions nous arrêter à cette première source, qui paraît suffisamment abondante pour répondre à nos besoins. En chercher une autre, ce serait provoquer volontairement une inondation, une surproduction destructrice pour notre équilibre énergétique.
Alors, certes, nous ne manquerons sans doute pas d’électricité à court terme. Mais une politique énergétique est une responsabilité de long terme, elle exige de se projeter dans le temps : l’augmentation de la demande liée à la politique volontariste d’électrification des usages, et la diminution inéluctable de la production d’électricité de nos centrales nucléaires existantes qui ne sont pas éternelles, constituent un double défi considérable. 20
Nous ne pourrons pas nous réveiller au dernier moment, en constatant que nous n’avons rien fait pour entretenir et construire le parc de production d’électricité de 2050 et au-delà. Ne sacrifions pas le long terme au court terme, en nous reposant sur nos lauriers ou plutôt sur les efforts de nos prédécesseurs, en particulier le fabuleux Plan Messmer.
Nous devons donc penser notre équilibre énergétique de manière dynamique, en continuant de diversifier les sources de production d’électricité. Le mix électrique qui nous paraît le plus à même d’assurer à la France une indépendance énergétique suppose d’associer à cette première orientation pro-nucléaire, une deuxième : le soutien raisonné aux énergies renouvelables. « Raisonné », ici, veut dire que ce soutien doit se faire progressivement, suivant certaines conditions, qui correspondent aux quatre critères précédemment énoncés : les énergies renouvelables garantissent-elles une énergie décarbonée ? Oui.
Une énergie abondante ? La question qui se pose est plutôt celle de la disponibilité de ces énergies, qui sont intermittentes et donc non pilotables.
Pour certaines énergies renouvelables comme le solaire, les pics de production ne correspondent pas aux pics de consommation : le solaire produit surtout à la mi-journée, à une période où la consommation est plus faible. Pour traiter ce problème, il faut tout d’abord accentuer la flexibilité de nos usages, déplacer la demande vers les heures méridiennes, ce que permettra l’évolution prochaine des heures creuses. Il faut également développer les capacités de stockage.
Les énergies renouvelables sont-elles souveraines et compétitives ? J’aimerais ici soulever toutes les questions qui demeurent, et auxquelles notre débat doit, je crois, apporter des réponses.
Tout d’abord, le solaire. Force est de constater que nous ne maîtrisons pas la filière photovoltaïque. Nous importons aujourd’hui la quasi-totalité des panneaux photovoltaïques, à 85% en provenance de Chine, et notre déficit commercial dans ce domaine est de 1,1 Md€ en 2024. Le gouvernement souhaite accompagner les projets de gigafactories pour localiser en France la production d’une partie des panneaux solaires que nous installons.
Ces projets doivent encore être consolidés mais ils sont essentiels pour que notre politique énergétique aille de pair avec notre politique industrielle.
En ce qui concerne la compétitivité, l’énergie photovoltaïque nous revient à environ 100 €/MWh quand elle est installée sur toitures aujourd’hui, mais peut être très compétitive avec de grandes installations au sol dans des endroits très ensoleillés comme nous le montre l’exemple de l’Espagne, où cette énergie atteint un prix de 40 €/MWh. Se pose cependant la question : sommes-nous prêts à accepter l’artificialisation de nos sols afin de développer une production massive d’énergie solaire très bon marché ?
L’autre grande source d’électricité renouvelable intermittente est l’éolien.
L’éolien terrestre est doté d’équipements qui sont principalement importés. Il se révèle assez compétitif (entre 80 et 90€/MWh), mais son acceptabilité diminue à mesure que le nombre d’éoliennes augmente. C’est pourquoi son développement ne peut être que mesuré, en privilégiant l’augmentation de puissance des champs éoliens existants.
L’éolien en mer est une filière pour laquelle la France a été en retard par rapport à nos voisins de la mer du Nord, ce qui nous offre l’avantage de ne pas essuyer les plâtres pour cette technologie. Aujourd’hui, une filière industrielle est en train de se développer, avec la fabrication de turbines, notamment au Havre, de pales d’éoliennes à Cherbourg, de sous-stations électriques à Saint-Nazaire, un projet d’usine de câble sous-marin porté par RTE et des investissements importants dans plusieurs ports français.
Est-elle compétitive ? Oui, si on parle d’éolien en mer posé, avec un coût total entre 70 et 80€/MWh, en intégrant le coût du raccordement. Mais cette technologie, très adaptée à la mer du Nord, peu profonde, l’est beaucoup moins pour nos autres façades maritimes, surtout s’il est souhaité d’éloigner les éoliennes de la côte pour des raisons d’acceptabilité. Dans ce cas, c’est la technologie de l’éolien flottant, plus risquée et plus coûteuse (de l’ordre de 150€/MWh raccordement compris) qui peut être envisagée, domaine dans lequel la France se situe à la frontière technologique et où nous avons besoin d’avancer avec mesure.
Le coût complet de l’électricité renouvelable intégrant le coût du soutien public, doit être un élément déterminant dans chacune de nos décisions. Il ne peut s’apprécier qu’à l’échelle du système énergétique dans son ensemble. Nous devons déployer les filières les plus compétitives, tout en poursuivant les développements sur les filières en devenir afin de rester à la frontière technologique.
C’est donc au regard de l’ensemble de ces critères, précisément et pas-à-pas, que seront prises nos décisions de soutien aux énergies renouvelables électriques. Nous souhaitons apporter de la visibilité pour créer les conditions de développement de véritables filières industrielles, sans nous précipiter.
Je l’ai dit, je souhaite que dans ce débat aucune question ne soit écartée, que nous disions la vérité. Nous n’écartons pas d’un revers de main la coexistence à long terme des énergies renouvelables et du nucléaire dans notre mix électrique.
Le développement des énergies renouvelables va-t-il conduire à ajuster à la baisse la production électro-nucléaire, s’écartant ainsi de l’usage optimal de la capacité installée ? En raison de la part importante du nucléaire dans notre mix électrique à partir des années 1980, la modulation du nucléaire est une réalité déjà ancienne, afin de suivre les variations de la consommation au sein d’une même journée.
Mais dans un scénario où la consommation d’énergie resterait atone et où la production bas-carbone augmenterait, alors nous ne savons pas encore quelles seraient les conséquences précises, relève RTE (Réseau de transport d’électricité), qui doit rendre à l’automne une étude sur le sujet.
En revanche nous savons que si nous arrivons à électrifier massivement nos usages, et à réussir notre réindustrialisation, alors le nucléaire devra beaucoup moins moduler à la baisse. Le sujet est complexe. Des analyses techniques précises doivent être conduites, prenant en compte les interconnexions avec nos voisins européens.
Ce qui est certain, c’est que l’enjeu est de réussir l’électrification de nos usages pour augmenter la demande électrique et limiter les effets de concurrence entre les énergies renouvelables et le nucléaire, de sorte qu’il n’y ait plus de « guerre des énergies décarbonées », qui opposerait le nucléaire aux énergies renouvelables, comme le rappelait le Président de la République dans le discours de Belfort de février 2022. La véritable priorité est de réduire notre dépendance aux énergies fossiles importées qui sont encore majoritaires dans notre consommation énergétique.
Je n’oublie pas dans ce mix d’énergies renouvelables nos barrages hydroélectriques, source - au sens littéral - d’énergie, qui nous permettent de produire rapidement de grandes quantités d’électricité. Il est nécessaire de relancer les investissements dans cette énergie particulièrement vertueuse, ce qui suppose de sortir du contentieux qui nous paralyse avec la Commission européenne depuis plus de 15 ans. Je salue à ce titre les députés Marie-Noëlle BATTISTEL et Philippe BOLO qui mènent une mission parlementaire sur le sujet dont les conclusions seront rendues dans les prochains jours.
L’hydroélectricité est à ce jour le moyen le plus efficace pour stocker de grandes quantités d’électricité, grâce à ce que l’on appelle des STEP (stations de transfert d’eau par pompage), qui permettent par exemple de remonter l’eau la nuit grâce à l’électricité nucléaire et de la turbiner le jour quand la demande est plus importante. L’hydroélectricité est une énergie souveraine, qui permet d’assurer entre 10 et 15% de notre production électrique, en fonction des années et de la météo et dont la flexibilité est essentielle au bon fonctionnement de notre système électrique.
Enfin, viendra un jour où nous n’aurons plus à en parler, mais nous devons regarder avec lucidité la situation actuelle : la dernière source d’électricité dont nous disposons, ce sont les énergies fossiles, bien qu’elles soient marginales dans notre mix électrique (3,7% de notre production totale d’électricité). La France est engagée dans l’arrêt de l’ensemble de ses centrales à charbon d’ici 2027, conformément à l’engagement pris par le Président de la République de sortir de notre pays de la dépendance aux énergies fossiles d’ici 2050.
À ce titre, le gouvernement a soutenu la proposition de loi permettant la conversion au gaz de la centrale à charbon de Saint-Avold et il convient désormais de traduire cela dans la prochaine PPE. En effet, le gaz émet 2 à 3 fois moins de CO2 que le charbon pour produire la même quantité d’électricité, et encore moins en ayant recours au biogaz issu de la biomasse. Les centrales à gaz dont nous disposons n’ont pas vocation à fonctionner beaucoup dans l’année mais constituent des moyens de production très flexibles, très utiles en complément des barrages hydroélectriques pour absorber les variations de la demande ou de l’offre d’électricité.
Pour finir le panorama de notre politique énergétique, il convient de traiter les usages qui ne pourront être décarbonés par l’électricité ou par la chaleur renouvelable. Il s’agit notamment de certains usages industriels ou du transport lourd. Nous nous appuierons sur le biogaz, les biocarburants, les carburants de synthèse et l’hydrogène, méthode de stockage direct de l’électricité non dépendante des réseaux, en veillant à maintenir notre souveraineté et notre capacité industrielle.
Le développement de ces énergies doit se poursuivre dans nos territoires, tandis que leur usage sera prioritairement orienté vers ces secteurs dans lesquels elles sont la seule alternative viable aux fossiles.
Telles sont, dans le débat qui s’ouvre, les orientations du gouvernement et les questions qui demeurent. Je veux réaffirmer ici qu’il s’agit d’un débat, et que nous serons très attentifs aux arguments avancés par ceux qui y participeront. Car c’est d’arguments, fondés sur des faits et des données objectives, que nous avons besoin. Si des faits, des arguments fondés nous ont échappé, alors nous les intégrerons à notre raisonnement sans mauvaise grâce ni hésitation.
Le débat parlementaire qui s’ouvre permettra, nous le croyons, de parvenir à une vision plus complète et plus sûre de cette question difficile.
Mais le gouvernement souhaite également qu’un groupe de travail soit missionné pour mener des auditions et des études complémentaires sur notre avenir énergétique. Ce groupe de travail rendra ses conclusions à la fin du mois de mai.
Sa direction sera confiée à deux parlementaires, Antoine ARMAND et Daniel GRÉMILLET, qui ont fait preuve de leur attachement à la souveraineté énergétique de la France.
Ses conclusions nous permettront d’avancer dans la définition de notre politique énergétique. Elles permettront à cette Assemblée d’examiner dans les meilleures conditions la proposition de loi du sénateur GRÉMILLET dès le mois de juin. Elles permettront également au gouvernement de proposer une version améliorée et corrigée de notre prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie. Après l’examen de la proposition de loi, le décret sera publié d’ici la fin de l’été, afin d’apporter la visibilité nécessaire aux différentes filières industrielles de l’énergie.
Les choix que nous prendrons, parlement et gouvernement en coresponsabilité, engageront pour des décennies l’avenir de notre pays. Ils l’engageront sur l’un des principaux socles de notre équilibre économique, écologique et social. Ces décisions lourdes méritent d’être éclairées par un débat honnête et exigeant, guidé par la raison et le sens de l’intérêt général. C’est ce débat que nous ouvrons aujourd’hui.
Je vous remercie.