"La laïcité n'est pas une arme contre les religions. Elle est une discipline, un principe pour que les religions puissent vivre ensemble."
François Bayrou, Président du Mouvement Démocrate, était l'invité de Jean-Jacques Bourdin ce jeudi 22 octobre 2020, dans la matinale de BFM TV et RMC à 8h30.
Extraits :
Retrouvez ci-dessous la retranscription de l'interview :
Jean-Jacques Bourdin - Je rappelle que vous êtes maire de Pau, que vous êtes Haut-commissaire au Plan, que vous avez été enseignant en lycée, professeur agrégé de lettres classiques, c'est important.
Nous allons revenir sur ce qui s'est passé hier sur cet hommage national dans la cour d'honneur de la Sorbonne, rendu par le Président de la République sous les yeux presque d'Hugo et de Pasteur à la Sorbonne. C'était symbolique.
Je voudrais citer ce que le Président de la République a dit, quelques extraits du passage de son discours : "Les Islamistes séparent les fidèles et les mécréants. Samuel Paty ne connaissait que les citoyens". "Samuel Paty fut la victime de la conspiration funeste de la bêtise, du mensonge, de la haine, de l'amalgame". C'est ce qu'a dit Emmanuel Macron hier.
Ma première question sera toute simple : comment faire en sorte que ces vérités-là soient entendues ?
François Bayrou - D'abord, peut-être un mot de sentiment.
J'étais dans la cour d'honneur de la Sorbonne, bien sûr, je la retrouvais après avoir été ministre de l'Éducation nationale. C'est, évidemment, l'un des hauts lieux de cette vocation à l'enseignement de notre pays. C'était extraordinairement émouvant, le discours du Président de la République.
Moi, j'ai pleuré, et je n'étais pas le seul. J'ai pleuré parce que, d'abord, le chagrin de toute une famille et de toute une communauté autour de la figure d'un enseignant, d'un jeune enseignant. C'est d'abord à eux que l'on pense, à ce petit garçon qui n'aura plus son papa. Enfin, des choses tragiques.
Et en même temps, c'était un superbe hommage à la vocation d'enseignant. C'était profond parce qu'il y avait toute l'histoire, tous les Jaurès, tous les Camus, ce lien absolument unique qui s'établit, assez souvent, pour chacun d'entre nous, avec un ou quelques enseignants dont vous avez le sentiment qu'ils vous tendent la main pour vous sortir d'un destin qui, autrement, aurait été un destin tout tracé, pour vous donner la liberté d'être. Tout cela était exprimé avec une très grande émotion et une très grande fermeté par le Président de la République parce que ce qu'il disait était : "Professeurs, nous continuerons". Et les professeurs disent aussi : "Nous, professeurs, nous continuerons".
Mais les professeurs ont besoin de reconnaissance. Ils ont besoin de plus que cela, de protection aussi, mais de reconnaissance.
J'ai vu ce dernier sondage, il y a quelques mois, je crois, près de 40 % des enseignants se censurent en cours aujourd'hui lorsqu'ils abordent certains sujets.
Je ne doute pas que les temps soient durs et vous n'en doutez pas non plus.
Non, je n'en doute pas.
À l'antenne, tous les jours, vous entendez cette dureté des temps et cette dureté des temps passe par, je crois, un effort d'éducation de toute la nation, pas seulement des enfants, mais aussi des parents, mais aussi des communautés unies par une foi ou une absence de foi. Et que chacun comprenne que la foi qui est la sienne, il est tout à fait légitime qu'elle soit respectée, qu'on la pratique - si elle entraîne une pratique religieuse - mais qu'elle ne s'impose pas aux autres, que personne ne peut imposer aux autres sa propre vision et, précisément, pas à l'école, pas au programmes scolaires, pas aux obligations scolaires, ni de la part des enfants ni de la part des enseignants.
Il y a besoin de soutien.
Je vais revenir sur la laïcité. Vous avez écrit sur la laïcité. Vous êtes chrétien. Vous êtes croyant. Vous êtes pratiquant et, en même temps, défenseur absolu de la laïcité.
Je vais y revenir, mais je voudrais rester avec les enseignants.
Comment voulez-vous ouvrir un débat sur les questions aussi difficiles à aborder que la laïcité, les religions, le civisme dans une classe de 35 élèves ? J'ai vu encore une enseignante menacée de mort, tout cela s'est passé ces derniers jours, après la mort de Samuel Paty, à Toulouse. Pourquoi ? Parce qu'elle a ouvert un débat sur le voile dans sa classe. Elle a été menacée de mort et une jeune fille de 16 ans a même été mise en examen. C'était hier ou avant-hier.
Comme vous vous en souvenez, c'est moi qui ai interdit le voile à l'école. Je l'ai fait en respectant les croyances, les convictions et les personnes.
Vous vous souvenez, lorsque nous avons pris cette décision, j'ai nommé des médiatrices, parce qu'elles avaient à la fois la culture de la République et la culture des communautés en cause. D'ailleurs, c'est drôle, car l'une de ces médiatrices-là a eu une carrière assez flamboyante puisqu'il s'agissait de Rachida Dati. C'est la première responsabilité qu'elle ait exercée, je l'avais nommée à cette fonction de médiatrice.
On a besoin de médiation, mais pourquoi cette jeune fille était-elle animée par ce sentiment ? Parce que personne ne lui avait jamais expliqué, ni dans sa famille, ni dans son quartier, que l'on pouvait avoir des convictions religieuses, mais qu'il se trouve qu'il y a un lieu où ces convictions doivent s'effacer devant les principes généraux, et ce lieu, c'est l'école.
Je répète ce mot : éducation populaire, éducation par le pays, par la communauté, par la commune, éducation pour que les parents aussi comprennent et éducation à l'intérieur des communautés elles-mêmes.
Mais cette jeune fille qui a été éduquée avec certains préceptes, certains principes, ne fait pas la différence entre la loi religieuse et la loi civile.
Nous sommes là pour lui apprendre.
Jean-Jacques Bourdin, si nous passons notre temps à considérer les difficultés et les impossibilités, nous n'avancerons pas.
Si nous passons notre temps à dresser le tableau de ces défis qui sont des « Himalaya », nous n'y arriverons pas.
Quand vous devez gravir une montagne, c'est un pas après l'autre. Et nous avons besoin de faire ce pas après l'autre, en étant assurés. Et c'est pourquoi, je crois que ce qu'il s'est passé, hélas, dramatiquement, à la fin de la semaine dernière, constitue un tournant. C'est un tournant pour le pays. C'est un tournant pour la conscience de chacun d'entre nous et je vois bien les évolutions des positions. Tous ceux qui croyaient hier qu'il y avait un affrontement à craindre à l'égard de l'Islam, aujourd'hui je sens qu'ils réfléchissent, qu'ils ont vu, qu’ils voient que quelque chose mérite d'être défendu.
Nous allons en parler. Qu'attendez-vous du texte "séparatisme - défense de la laïcité" qui sera défendu par le Gouvernement et présenté par le Gouvernement le 9 décembre prochain ?
J'attends des principes et des solutions concrètes, pratiques. Je cite un problème complexe : il est très difficile juridiquement d'expulser des personnes dont on a prouvé qu'elles participaient à ce mouvement de déstabilisation. C'est très difficile, car les pays d'origine n'ont pas envie de les accueillir et qu'il est très difficile de forcer un pays à accueillir un ressortissant dont il ne veut pas. C'est également très difficile parce que, en France, heureusement, nous sommes un pays de droit, qui offre nombre de recours.
Cette question de comment expulser des personnes, très souvent des hommes dont on voit bien qu’ils sont engagés dans le mouvement de déstabilisation, parfois de destruction.
Comment ?
C'est ce que le texte dira. Je pense que la France, qui aide un très grand nombre de pays, peut en contrepartie demander - je ne veux pas dire le mot "exiger", mais c'est celui que j'ai en tête - demander des accords réciproques permettant de réaliser réellement les expulsions.
N'aider les pays que s'ils s'engagent à accueillir leurs concitoyens, chez eux, que nous expulsons.
Oui. Vous voyez bien que je ne veux pas le poser en termes de chantage, parce que la surenchère perpétuelle - on en voit des exemples - est très mauvaise conseillère.
On a besoin d'être absolument ferme et, si j'ose dire, absolument sage. Il est naturel que, dans les relations internationales, on puisse avoir une négociation sur les conditions de l'aide quand il y a aide, sur les accords réciproques, notamment en matière de visa pour les étudiants et, en même temps, demander qu’en contrepartie, un pays assume les responsabilités qui sont les siennes à l'égard de ses ressortissants.
La laïcité est-elle devenue une arme contre l'islam ?
Non.
Alors comment faire ?
Je sais qu'il y a des Musulmans qui ont cette idée.
Beaucoup de Musulmans qui sont croyants, qui sont pratiquants, qui ne sont pas islamistes, disent quoi : "Ce qu'il s'est passé là ne nous concerne pas. Nous ne voulons pas regarder ce qu'il s'est passé".
Comment faire pour que tous ces Français musulmans ne se sentent pas mis à l'écart ?
Vous posez deux questions contradictoires l’une avec l'autre.
Oui, mais parce que tout est contradictoire.
C'est la vie qui est contradictoire, comme nous savons !
Deux choses : la première, la laïcité n'est pas une arme contre les religions. Elle est une arme, une discipline, un principe pour que les religions puissent vivre ensemble.
La France est l'un des pays dans le monde, pas le plus frappé, mais un des pays dans le monde qui a connu les guerres de religion.
Aujourd'hui, l'Inde, si vous jetez un coup d'œil sur ce grand continent, est aussi menacée de ces guerres et de manière absolument cruelle.
Nous avons réussi en deux étapes, la première, c'était mon ami, Henri IV, l'Édit de Nantes qui a annoncé...
Il a été révoqué après….
Oui, mais 90 ans après. Henri IV a imposé le principe que les religions devaient vivre ensemble et que l'on avait les mêmes droits en France, quelle que soit la religion que l'on pratiquait, à l'époque, protestantisme ou catholicisme.
La deuxième étape, c'est à la fin du XIXe siècle, l'établissement de la laïcité, c'est le même chemin. C'est un chemin qui a fait que la France a un modèle de société unique dans le monde.
Si vous pensez au Liban, par exemple, aujourd'hui, vous voyez que nous, Français, nous avons établi et proposé au monde, un modèle de vie en commun et de compréhension mutuelle. Ce modèle doit être défendu en France et parmi les nations.
Est-ce qu’aujourd'hui nous vivons en France dans une société assiégée ?
D'abord, de tous les temps les sociétés sont assiégées par des personnes qui veulent les déstabiliser. Mais nous avons aujourd'hui, en France, en effet, des forces à l'intérieur du pays qui n'acceptent pas les principes qui sont les nôtres. Or, pour moi, c'est un droit que l'on défende son patrimoine de principe et ses valeurs.
J'avais même proposé que l'on puisse inscrire ce droit dans la Constitution.
Vous le proposez toujours ?
Oui, bien sûr. Je ne change pas d'avis si vite.
Je pense que cette idée que nous sommes détenteurs d'un patrimoine immémorial de culture, de manière d'être, et que ce patrimoine, on a le droit de le défendre sans mettre en cause nullement d'autres cultures et d'autres manières d'être.
Je suis maire d'une ville que j'aime beaucoup, comme vous savez, Pau. On arrive à cette compréhension mutuelle. Cela demande beaucoup de travail. Cela demande beaucoup de présence. Cela demande beaucoup d'intimité avec les femmes et les hommes qui sont vos concitoyens.
Il est vrai qu'une ville de cette dimension ‑ 80 000 habitants - 160 000 avec son agglomération, ‑ c'est sans doute plus facile parce qu'elle est à dimension humaine et que l'on peut connaître les personnes, ce qui n'est pas vrai dans les très grandes agglomérations.
J'entends, vous aussi, la religion doit rester dans le domaine privé.
Est-ce possible de laisser la religion uniquement dans le domaine privé ?
Certains emploient cette formule. Moi, je ne l'utilise pas.
La religion est du domaine de l'intime et ces principes, on les porte, y compris dans la vie de la cité. Simplement, la seule limite, c'est que vous avez le droit d'avoir des convictions intimes, mais vous n'avez pas le droit de vouloir les imposer aux autres par la force.
Vous n'avez pas le droit de les imposer aux autres par l'intimidation. Vous n'avez pas le droit de faire de votre conviction, la loi pour vos concitoyens.
Il y a une loi générale qui protège tout le monde en même temps. Vous avez posé une question à laquelle je n'ai pas répondu sur le sentiment des Musulmans et le fait qu'ils disent : « Cela ne nous regarde pas. » Je ne crois pas cela.
Il faut faire la différence entre ce que les personnes disent et ce qu'elles ont au fond d'elles-mêmes. Parce que vous êtes une mère de famille, vous avez des enfants à l'école, vous croyez que les enfants ne sont pas percutés par ce qu'il s'est passé ?
Les enseignants le sont. L'Éducation nationale l'est. Mais les enfants ? Ils savent bien qu’ils sont musulmans et ils savent bien ce qu'il s'est passé au nom de cet Islam qui est un Islam criminel. Ce qui n'est pas du tout la manière d'être de la plupart des Musulmans et ils se sentent, eux aussi, regardés de travers.
Vous croyez qu'ils n'ont pas cette sensation lorsqu'ils se promènent dans la rue et qu'ils entendent des choses ?
Donc je ne crois pas l'idée que les Musulmans soient indifférents en quoi que ce soit à ce qu'il s'est passé. Ils cherchent le chemin et nous devons, avec nos principes, leur en proposer un qui soit respectueux de ce qu'ils sont et de ce qu'ils croient et en même temps protecteur de ce qui nous fait vivre-ensemble.
Une dernière question avant de passer à la crise sanitaire. Vous aviez proposé, est-ce que le Gouvernement devrait proposer, pour financer les mosquées, une contribution sur les produits certifiés halal ?
J'ai toujours été de cet avis. Je ne suis pas le seul.
Est-ce qu’il faudrait que ce soit inscrit dans la loi sur les séparatismes ?
On peut y réfléchir.
S'il n'y a pas de ressource… Alors, c'est un sujet extrêmement polémique…
Pour grimper l'Himalaya, on est obligé d'aborder des sujets polémiques !
Bien sûr. Je pense que c'est très difficile quand on n'a pas de ressource. C'est l'une des raisons pour lesquelles des Etats étrangers s'immiscent si facilement dans l'animation des communautés parce qu’ils ont cette arme de pouvoir faire des libéralités, donner des moyens à des communautés qui n'en ont pas. Évidemment, cela leur donne… Vous savez, qui paye, commande, c'est une vieille loi.
Pour ma part, je pense, en effet, que la recherche de ressources - on avait proposé, il y a longtemps que ce soit une contribution sur la certification, pas seulement halal, mais casher aussi - et donc cette voie-là pour financer mérite d'être explorée.
Bien, j'en viens à la crise sanitaire avec deux questions.
La première : est-ce que vous vous attendez à ce que la ville de Pau, à ce que les Pyrénées-Atlantiques soient sous couvre-feu ?
Je préférerais que les conditions sanitaires n'imposent pas cette décision dès aujourd’hui, mais je vois bien qu’il y a des dégradations.
On n'est pas dans les chiffres que vos écrans annonçaient il y a quelques minutes, ni du point de vue du nombre de contaminations qui, cependant, monte beaucoup, ni du point de vue des hospitalisations, car, pour l'instant et par chance, chez nous, nous n'avons pas cette explosion des hospitalisations, mais cela peut venir demain.
Il y a même une mécanique qui laisse craindre que cela vienne demain.
Oui, on observe chez nous, comme ailleurs, une augmentation de la gravité de l'épidémie.
Hier, Richard Ferrand, le président de l'Assemblée Nationale, était à votre place. Il demandait le report des élections régionales.
Je pense qu'il a raison.
Le Président de la République mettra une commission en place ou a mis une commission, des principaux intéressés. Une commission pour agir, pas pour discuter.
Vous pensez qu'il faut reporter ?
Je ne vois pas, dans les circonstances actuelles d'aggravation de l'épidémie et même d'aggravation exponentielle de l'épidémie, comment organiser une campagne et voter, d'autant, je veux vous le rappeler, que le terme du mandat des conseillers régionaux, c'est décembre 2021. On avait dit raccourcir le mandat de 9 mois, mais en réalité, on n'a pas besoin de cela.
S'il n'y a aucun obstacle légal à prendre un principe de précaution et à dire : écoutez, les circonstances sont telles que l'on ne va pas recommencer… Vous vous souvenez à quel point je me suis opposé à la tenue du premier tour des élections municipales parce qu'il y avait cette épidémie. Je pense qu'il ne faut pas recommencer à prendre ce risque-là.
Merci.