Grands Débats : Jérôme Fourquet analyse les fractures françaises
Mercredi 5 juin 2019, dans l’amphithéâtre Jean Lecanuet, le Mouvement Démocrate a inauguré la série des « Grands Débats ». L’analyste Jérôme Fourquet, directeur du pôle Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, est venu parler du véritable basculement anthropologique que connaît la France depuis une quarantaine d’années. Son livre, L’archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil) a reçu le prix du Livre politique 2019 et suscite un vif intérêt, dans les médias comme dans le grand public.
C’est au fil d’échanges féconds et animés que s’est déroulée la présentation du livre. Jean-Louis Bourlanges a souligné d’emblée qu’il souscrivait à la thèse de l’archipelisation développée par Jérôme Fourquet.
On constate à la fois une balkanisation et, en même temps, une dualisation entre le peuple et les élites, entre la France des perdants-fermés et celle des gagnants-ouverts, nettement plus forte qu’à aucun autre moment.
Pour Jérôme Fourquet, le point de départ a été les élections de 2017, où le paysage électoral et politique s’est transformé. Comme un saumon remontant le courant, l’analyste a voulu saisir les causes : des mouvements tectoniques profonds ont conduit à ce bouleversement. Plusieurs transformations d’ampleur se sont opérées depuis 40 ans : la France est entrée dans une ère postchrétienne, notre société est profondément fragmentée et elle connaît un basculement anthropologique, c’est-à-dire un changement de nature.
La secrétaire générale adjointe du Mouvement Démocrate, Alice Le Moal, a conduit la discussion, interrogeant notamment Jérôme Fourquet sur la sortie de la religion qu’il met en lumière. En partant de constats très concrets, comme l’observation du déclin du prénom catholique Marie, il a en effet regroupé une série de changements définitifs dans les mentalités. En définitive, l’effacement du clivage droite-gauche tiendrait à la disparition de l’opposition historique entre une France catholique et une France républicaine et laïque. Alice Le Moal a également relevé que Jérôme Fourquet décrit l’école comme un lieu où, par excellence, les inégalités se révèlent et se renforcent, à rebours de l’idéal méritocratique républicain.
Toute la question est là : Comment recréer du commun ? Comment redonner du sens et renouer les liens défaits entre des élites hors-sol et une partie du peuple qui se démoyennise à grande vitesse ?
Car le mouvement des gilets jaunes, ce mouvement des automobilistes, c’est aussi et surtout une réaction face à un décrochage de toute une partie de la classe moyenne, qui travaille mais qui ne peut plus vivre à la mesure de ses besoins et envies.
Et, comme l’a fait remarquer le député Cyrille Isaac Sibille, si la classe moyenne disparaît, il n’y a plus de démocratie. Dans la salle, des militants et des adhérents, mais aussi plusieurs parlementaires, friands de réflexion et d’échanges. « Attention, a glissé malicieusement Jean-Louis Bourlanges à Alice, si vous les citez, vous risquez forcément d’en oublier ! ». Disons seulement ici que les questions de Frédéric Petit, Sarah El Haïry, Brahim Hammouche, ont donné lieu à des explicitations éclairantes de Jérôme Fourquet.
Toujours brillant, Jean-Louis Bourlanges s’est livré à un état des lieux de l’Europe après les élections. Trois observations lui semblent neuves et porteuses d’espoir : pour la première fois, les citoyens ont voté sur des enjeux européens : les migrations, l’écologie, la lutte contre le terrorisme, la sécurité ou, importante également, la régulation économique de la zone euro. Au traditionnel clivage droite-gauche, qui repliait le scrutin sur des oppositions partisanes et nationales, s’est substitué un nouveau clivage entre ceux qui veulent plus d’Europe et ceux qui en veulent moins. Les partis dans l’hésitation, ânes de Buridan (les Républicains, LFI et le parti socialiste), se sont effondrés. Or, le Parlement est précisément le lieu où se fabrique le compromis. L’Europe, d’ailleurs, s’est toujours construite selon l’art du compromis. Notre imaginaire politique a été modifié par cette élection. Déjà, l’élection de 2017, avec l’élection d’Emmanuel Macron, nous avait mis en mode européen, et cette prise de conscience européenne s’accentue.
Or, la démocratie européenne diffère de la démocratie nationale : nous changeons d’échelle et de logiciel, pour entrer dans un système de pluralité des pouvoirs. Si l’élection à la proportionnelle n’est pas complètement intégrée dans les mœurs françaises, elle l’est au Mouvement Démocrate depuis longtemps. Partager le pouvoir, négocier, et non pas s’imposer à l’autre. On tend ainsi à un équilibre des pouvoirs.
Quant à la majorité nouvelle du Parlement, Jean-Louis Bourlanges n’hésite pas à la qualifier avec esprit de « majorité Dalton », où le PPE fait figure d’Averell et Yannick Jadot de Joe (au centre, nous serions donc Jack). A la fois efficace et représentatif, le Parlement ne serait pas responsable des lenteurs et blocages, bien plutôt imputables au Conseil européen.
Alors, l’archipelisation, phénomène irréversible pour Jérôme Fourquet, doit-elle nous désespérer ? Comment recréer du lien ? Bien sûr, nous dit l’analyse, tout ne s’est pas perdu. La langue, certaines valeurs ou protections (comme notre système de protection sociale), restent vives. Mais la dualisation à l’œuvre au sein de la société est inquiétante. Cette nouvelle fracture fait peser sur le pays un risque d’ossification. Laissons le dernier mot à Jean-Louis Bourlanges, citant le poète Henri Michaux : « Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage. »