François Bayrou : "L'Etat s'était laissé volontairement arnaquer sur la privatisation des autoroutes"
François Bayrou, Président du Mouvement Démocrate, était l'invité de Tristan Waleckx, ce soir sur France 2 dans l'émission "Complément d'enquête : Péages, superprofits : nos (trop) chères autoroutes". Revoir l'émission.
François Bayrou, merci beaucoup d'être avec nous, vous êtes Maire de Pau, Président du MoDem, et Haut-Commissaire au Plan.
En 2005, il y a 18 ans, au moment de la privatisation, vous étiez député UDF, vous faisiez alors parti de la majorité emmenée par Dominique de Villepin, et pourtant...
UDF et rebelle, mais ça devait être un synonyme !
UDF et rebelle, néanmoins vous supportiez la majorité, et pourtant à la télévision, vous affirmiez ceci...
Je dis que le gouvernement n'a pas le droit de le faire. Que la loi interdit de privatiser une entreprise dans laquelle l'Etat est majoritaire sans qu'il y ait débat au Parlement et vote d'une loi." (29 juillet 2005) :
Elle était illégale cette privatisation ?
Oui. Quand l'Etat a un patrimoine, possède un bien, ce bien ne peut pas être privatisé sans que le Parlement ne le décide. C'est le Parlement qui est le défenseur du patrimoine de la Nation, et là, on a décidé que pour ces sociétés, on allait pouvoir les privatiser pour 30 ans.
30 ans c'est une éternité, si vous vous reportez à 2005 et vous songiez à ce que vous étiez, vous étiez en culotte courte. Si vous lisez la saisine du Conseil d'Etat que j'ai faite, à titre personnel - je suis allé acheter une action de chacune des trois sociétés d'autoroutes, c'est les seules actions que j'ai jamais eu de ma vie...
Vous étiez actionnaire pour pouvoir contester la privatisation devant le Conseil d'Etat ?
Je suis devenu actionnaire pour pouvoir aller devant le Conseil d'Etat.
Et finalement le Conseil d'Etat vous a donné tort, puisqu'il a rejeté votre requête en expliquant grosso modo que ce n'était pas l'Etat directement qui possédait les sociétés d'autoroutes...
C'était une blague.
C'était un établissement public qui possédait les autoroutes, donc il n'y avait pas à passer par le Parlement pour privatiser.
Vous vous imaginez que je n'ai jamais imaginé gagner. Je faisais ça pour qu'il soit affirmé qu'il y avait au moins un Parlementaire dans le pays qui n'acceptait pas cette procédure.
Vous aviez pris la parole, beaucoup dans les médias, et Dominique de Villepin, le Premier ministre de l'époque, vous avait répondu ceci :
"Le standard de Matignon fonctionne, donc je rappelle à François Bayrou le numéro du standard de Matignon : 01 42 75 80 00. Il vaut mieux au sein de familles proches, que nous réglions les problèmes, que nous pouvons avoir, entre nous." (29 juillet 2005)
Sacrée ambiance non, à l'époque ?
Vous voyez bien l'idée, c'est de faire ça entre nous. C'est ce que Dominique de Villepin affirmait à l'époque, c'est-à-dire l'idée qu'on peut choisir une procédure qui ne respecte pas les principes du Droit, et qu'on va s'arranger "entre nous".
Faire des petits arrangements entre amis ?
Et je n'ai jamais accepté ça.
Et vous diriez que les sociétés, les gens du BTP, qui ont obtenu ces concessions, ont arnaqué l'Etat ?
Non, je pense que l'Etat s'est laissé volontairement arnaquer.
C'est-à-dire ?
Il y avait bien quelque part des gens, à cette époque, qui savaient que c'était dingue, et que c'était dingue pour une raison très simple : les sociétés d'autoroutes étaient, pour ainsi dire, complètement payées - c'était fini, l'investissement était complètement remboursé...
C'était rentable ?
... que ça allait être rentable, et rentable pendant des années. Ca n'est pas possible de considérer que personne dans l'Etat n'ait compris que c'était une très mauvaise affaire pour l'Etat, et une bonne affaire pour les sociétés qui reprenaient.
Ça a été fait consciemment ? C'est-à-dire que Dominique de Villepin, vous pensez que ce n'est pas juste une erreur ?
Non, je déteste mettre les personnes en cause sans avoir de preuve, et puis je pense que l'Etat, à plusieurs reprises, a décidé qu'au fond ces sociétés privées autoroutières étaient de bons partenaires pour l'Etat.
Qu'il ne fallait pas se fâcher ?
Pas seulement qu'il ne fallait pas se fâcher, mais que c'était bien d'avoir des puissances comme celles-là.
Alors les accords de privatisation de 2005 étaient tellement déséquilibrés en défaveur de l'Etat et en faveur de ces sociétés autoroutières qu'on a tenté de renégocier ces accords en 2015.
A cette époque, les discussions sont menées par un jeune Ministre de l'Economie, qui s'appelle Emmanuel Macron, et écoutez ce qu'il promettait à l'époque :
"Il y a trois objectifs à cette discussion : le gel des tarifs en 2015, deuxièmement relancer l'investissement c'est ce qu'attendent nos concitoyens, et être plus transparents, on a mal géré ces contrats ces dernières années, on va être plus transparents." (9 avril 2015)
Vous observez que d'une certaine manière, dans cette déclaration, il donne raison aux combats que j'avais menés.
Il promet aussi plus de transparence le jour de cette interview, il signe le fameux protocole de 2015 qu'il va refuser de publier malgré plusieurs avis de la Justice. Pourquoi avoir voulu cacher les détails de cet accord ?
Ca je ne sais pas, je ne suis pas au courant, je me suis toujours battu pour la transparence et pour la publicité, la Justice a d'ailleurs donné raison...
Et il est allé jusqu'en Cassation pour ne pas avoir à publier ce protocole. Vous qui le connaissez bien, vous lui avez dit pendant ces quatre longues années ?
Je dois vous dire qu'on n'en a jamais parlé.
Pourtant c'était un dossier intéressant ?
Ca n'a jamais été un sujet, parce que là on parle d'Emmanuel Macron, Ministre avant d'être candidat à l'élection présidentielle, et je ne le connais pas, je ne lui ai jamais parlé à cette époque.
Ca vous déçoit quelque part que vos alliés d'aujourd'hui, Alexis Kohler, Emmanuel Macron, Elisabeth Borne, n'aient pas réussi en 2015, pourtant ils connaissent bien les dossiers économiques, n'aient pas réussi à tenir tête à ces sociétés autoroutières qui gagnaient déjà beaucoup d'argent ?
C'est l'ensemble de l'Etat, au sommet, dans ses domaines de l'économie et de l'équipement, et vous voyez qu'en disant ça, j'évoque des administrations mastodontes, costaudes, Bercy et l'équipement, ont avec ses sociétés puissantes des relations qui sont des relations de confiance réciproque.
C'est un univers où on se connait, les uns ont été dans le public avant d'être dans le privé, pour parler simplement.
Si j'essaye de décrypter, le Ministre de l'Economie, son directeur de cabinet de l'époque, se sont peut-être faits avoir par la puissance de la technostructure de Bercy ? C'est ça que vous dites ?
Je ne dirais pas ça sous cette forme, je pense qu'il y avait confiance. Ce sont des partenaires. Je pense simplement que depuis le début dans cette affaire, tout le monde considérait que c'était une bonne démarche.
On a révélé cette semaine avec nos confrères de Marianne qu'une plainte avait été déposée par l'association anti-corruption Anticor, pour le délit d'octroi d'avantage injustifié, en gros le délit de favoritisme, est-ce que c'est une bonne chose que la Justice enquête sur les coulisses de ce protocole d'accord de 2015 ?
Une démocratie, c'est l'équilibre des pouvoirs, et la Justice c'est une autorité qui est exercée pour que la démocratie soit équilibrée. Et donc c'est normal et souhaitable.
Alors on a annoncé que vous étiez notre invité dans les fauteuils rouges, et on a reçu un message d'un automobiliste qui voulait vous poser cette question :
"Bonjour Monsieur Bayrou, pendant les débats sur les concessions d'autoroutes, vous vous êtes montré un esprit libre, est-ce que vous le resteriez aujourd'hui, et vous demanderiez à Bercy et l'Elysée de mettre la pression sur ces sociétés d'autoroutes pour offrir le péage gratuit pendant tout l'été à tous les Français, ou au minimum par décence, par bon sens, un aller-retour gratuit pour leurs vacances ?"
Voilà vous l'avez reconnu, c'est le député insoumis François Ruffin...
Et est-ce que François Ruffin parfois ne tombe pas parfois du côté de la démagogie systématique ? C'est une question que je pose amicalement.
Vous qui êtes pour le dépassement du clivage gauche-droite, est-ce que vous pourriez travailler avec la Nupes et soutenir la proposition de loi pour le droit aux vacances, qui demande notamment que le péage puisse être gratuit au moins pour un aller-retour chaque été pour les Français ?
Je pense que c'est fait pour gagner des voix, ce n'est pas fait pour l'équilibre de la société. Je vous ai dit tout à l'heure, il y a des parts de démagogie dans ces attitudes, de démagogie ou je ne sais pas comment dire, de facilité.
C'est une mauvaise proposition ?
Je ne dis pas mauvaise, elle n'est pas juste, elle ne se réalisera pas.
Et pour gérer l'urgence aujourd'hui, on fait quoi ?
Le Conseil d’État a dit : “Vous pouvez, s’il y a des profits excessifs, vous pouvez considérer qu'on peut créer une fiscalité à condition qu’elle ne soit pas contre un seul contribuable”, c’est-à-dire, ces sociétés-là, il faut qu’elles soient plus générales auprès des sociétés concessionnaires.
Cette nouvelle taxe pourrait rapporter, d’après le gouvernement, 2 à 3 milliards d’euros. C’est rien au regard des superprofits de ces sociétés.
3 milliards, ça aiderait beaucoup dans les circonstances où nous sommes.
Si on compare par exemple, on a regardé le dernier rapport de l’Autorité de Régulation des Transports, qui étudie l’impact de la baisse de l’impôt sur les sociétés de 33% à 25%, c’était une promesse de campagne d’Emmanuel Macron en 2017, on voit que cette baisse d’impôt a entraîné un gain de plus de 15,4 milliards d’euros pour les sociétés concessionnaires des autoroutes avec 15,4 milliards de ristourne fiscale. On peut baisser le prix du péage.
Le prix des péages est fixé dans l’accord du premier jour. C’est le jour où cette décision a été prise que toutes les conséquences étaient prévues et devraient s’enchaîner. C’est ça qu’on a vu. C’était déjà un peu Jospin.
Si vous étiez Premier Ministre, est-ce que vous géreriez mieux ou différemment ce dossier autoroutes qu’Élisabeth Borne ?
J'étudierais ce qu’on va faire à la fin des concessions. L’idée que les revenus des autoroutes serviront à équiper le pays, devraient servir à équiper le pays, était une idée juste. Peut-être qu’il faudra y revenir.
Donc vous réclamerirez une nationalisation d’ici 2030.
Je ne réclame rien. Je dis que cette idée d’avoir une gestion publique des autoroutes quand les concessions seront arrivées à leur terme, ça c’est possible, c’est envisageable. Il y a là quelque chose qui n’est pas démagogique, qui est possible juridiquement.
Est-ce que vous souhaitez devenir Premier Ministre si on cherchait un remplaçant à Élisabeth Borne ?
Je suis hors de ce jeu. Je ne suis pas disponible pour ça, pour les raisons que vous savez.
Pourquoi ? Vous en auriez envie ?
Oui mais dans la vie, il arrive que vous ayez envie de quelque chose et que vous savez que ça n’est pas possible. Nous allons avoir un procès que je pense totalement infondé. Il y a eu des accusations portant sur la totalité des parlementaires européens. Sur la totalité des parlementaires européens et tous les uns après les autres ont été blanchis. Il reste des soupçons datant d’il y a 15 ou 17 ans et nous ferons la preuve que ça n’est pas vrai. Mais ce qui explique que, bien entendu, je n'ai pas la stupidité de postuler à des fonctions alors que nous avons cet épisode judiciaire là.
D’après l’ordonnance de renvoi des juges dévoilé par l’AFP, vous François Bayrou apparaît comme le décideur et le responsable de la mise en place et du fonctionnement d’un système frauduleux. Dans la conclusion, les juges disent que François Bayrou s’est rendu complice par instigation de faits de détournement de fonds publics commis par les députés européens.
En vous regardant dans les yeux, j’aurais pu regarder aussi les juges, ceci est non seulement infondé, mais totalement et absurdement faux. On peut être un honnête homme et dire des choses de cet ordre. Totalement et absurdement faux. Et donc nous ferons la preuve, je ferai la preuve parce que j’irai devant ce tribunal, que tout ceci, ce sont des accusations malveillantes et mensongères. Et je crois, j’espère que la justice est capable d’établir ce genre de faits.
Donc après le procès, vous serez à nouveau candidat au poste de Premier ministre, voire de Président de la République ?
Inchallah.
Ça veut dire oui ?
Est-ce que vous avez l’impression que toutes les déclarations que je vous ai faites depuis le début signifient que j’ai l’intention de m’éloigner de la politique.
Non, on a plutôt l’impression inverse.
Et bah voilà peut-être que votre impression est juste, contrairement à tout ce que vous avez dit avant.
Merci François Bayrou d’avoir accepté cette invitation.