Décès de Jacques Delors : François Bayrou réagit ce matin sur France Inter

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(© capture d'écran France Inter)

François Bayrou, Président du Mouvement Démocrate, était l'invité de France Inter ce matin à 8h20.

📻 POUR RÉÉCOUTER L'ENTRETIEN ▶️ https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-28-decembre-2023-9997699

Bonjour François Bayrou.

Bonjour.

Président du MoDem, Haut-commissaire au Plan, maire de Pau. Avec moi pour vous interroger ce matin, Yaël Goosz, chef du service politique de France Inter. 

Jacques Delors est mort hier à 98 ans. François Bayrou, de quel Delors souhaitez-vous vous souvenir en priorité ce matin ? 

Je ne fais pas de différence. Je pense que c'était cet homme que nous étions nombreux à aimer, et que moi j'aimais beaucoup, encore que la division du pays en camps à cette époque, un camp d'un côté comme de l'autre…

…vous empêchait de le dire, vous ? 

Non, je l'ai dit avec, avec beaucoup d'assiduité. Mais ça a empêché l'œuvre historique que nous avions à accomplir, c'est-à-dire construire ce socle central que la France, inconsciemment, attendait. Et Jacques Delors, il y avait une étonnante cohérence entre un projet de société, un idéal et l'Union européenne. En fait tout cela, c'était la même chose. L'idée que nous avions à bâtir une société qui accepterait la concurrence du monde parce qu'il n'y avait aucun moyen de faire autrement. Et c'est lui qui, au début des années 80, a imposé, a proposé le fait que la France ne se coupe pas du reste du monde de l'économie européenne. 

Il a imposé la rigueur très tôt. 

Alors la rigueur, on dit ça maintenant par raccourci.

Le sérieux budgétaire ?

Oui. La question principale était : est-ce qu'on doit accepter pour remplir des promesses dont tout le monde voyait que ce n'était pas facile à accomplir - songez qu'on avait nationalisé la quasi-totalité du système bancaire - donc la question était : pour remplir ses promesses, est-ce que la France peut accepter de se couper de l'économie du monde ? Vous êtes un grand pays exportateur. Est-ce que vous dites qu'on va rétablir les frontières et on va s'enfermer dans notre hexagone ?

Et notamment de l'économie européenne… Vous partagiez avec lui cette foi en l'Europe. En Europe, pour l'Europe : c'était quoi la recette Delors ? Qui a fait qu'il a pu convaincre à l'époque de la nécessité du libre-échange d'un marché unique, plus tard d'une monnaie unique ? 

Il savait bien que les temps dans lesquels nous étions ne supportaient pas qu'on construise des murailles qui vous séparent du reste de l'économie du monde avec les précautions nécessaires, mais que c'était ça le grand enjeu. On l'avait sous les yeux puisque tout le monde a vu tout au long des années 80 ce qu'était l'effondrement du bloc de l'Est qui, lui, avait choisi de se couper et qui en est mort d'asphyxie. Et donc Jacques Delors avait parfaitement compris ça. Mais il y avait constamment chez lui cette idée fondatrice que si l'économie n'a pas le social comme but, alors elle est condamnée. Elle est vouée à s'étioler, elle est vouée à se couper du peuple, à se couper des familles et des gens qui travaillent. 

Il disait : « On ne peut pas tomber amoureux d'un marché unique. » C'est évidemment pas ça qui fait le sel de la politique. La construction économique ne suffisait pas pour lui. Il voulait aussi une Europe politique, une Europe sociale. Est-ce que ça, ça n'est pas largement inachevé ? 

Oh, c'est quand même lancé et très positif. Tout le travail qui a été fait autour de l'euro. Arrêtons-nous une seconde parce qu'on s'habitue au miracle, n'est-ce pas ? Mais où en serions-nous aujourd'hui dans la tourmente du monde des guerres que nous rencontrons - où en serions-nous aujourd'hui si l'euro n'existait pas ? Regardez où en sont nos voisins les plus proches qui n'ont pas cette arme-là. Regardez la Turquie. Je n’ai pas vérifié les derniers chiffres, mais la Turquie c'est 60 % d'inflation par an, et pour les produits alimentaires, c'est 120 % d'inflation par an. Et ce sont nos proches voisins ! Et ce ne sont pas des économies négligeables, la Turquie ! Et nous, nous avons réussi ce miracle-là d'avoir une monnaie qui nous protège de ce genre de dérives.

Alors justement, est-ce qu’il y a des héritiers, des personnages politiques aujourd’hui en Europe qui sont à la hauteur de ce que vous appelez un miracle de Jacques Delors ? 

Je trouve que cette tradition-là, dont je pense et je sais qu'elle est indispensable, est aujourd'hui un peu moins illustrée. Le plus proche, c'est le président de la République française. Celui qui croit le plus, celui qui croit le plus à l'Union européenne et celui qui pense que derrière l'Union européenne, il y a un projet de société. Celui qui le dit le plus fort en Europe, c'est évidemment lui.

Les socialistes, non ? Il était socialiste Jacques Delors. Raphaël Glucksmann qui dit qu’il va reprendre le flambeau ? 

Est-ce qu’il était socialiste dans le sens de la phrase que vous dites, dans le sens du parti socialiste ou de l'appareil du parti socialiste ? Alors là, je peux dire qu'il y a vraiment des doutes autour de cette réponse…

Juste d'un mot est-ce que Raphaël Glucksmann est un héritier ou pas à la manière de Jacques Delors ? 

C'est à lui de le dire, mais Jacques Delors avait pris beaucoup de distance avec le parti et avec les attitudes partisanes. Et il regardait cela je pense avec beaucoup de recul et un brin de scepticisme. 

(Interview de Charles Michel, président du Conseil européen)

François Bayrou, en France, Delors, c'était aussi l'homme du renoncement de la fin 1994 pour la présidentielle de 1995 et à l'époque, un rapprochement entre vous deux, longtemps resté secret, je crois qu'il vous consulte quelques semaines avant de prendre sa décision.

Oui, c'est en effet un épisode. Ça appartient au nombre des risques manqués ou des chances manquées. Je ne sais pas ce qu'on peut dire. Jacques Delors et moi, on avait, avec la différence de générations, qu'on avait une proximité spontanée, une manière de voir les choses qui étaient étroitement proches. Et en effet, nous nous sommes rencontrés avant cette élection de 1995 et avant son renoncement. Et la question pour lui était que nous puissions faire bâtir ensemble ce socle central que j'évoquais à l'instant. Il y voyait une possibilité et Helmut Kohl y voyait une possibilité. Et nous avons évoqué cette question demain d'un rapprochement et d'un soutien éventuel. Jacques Delors voulait penser que si on devait se rapprocher, il fallait que j'annonce que je le soutiendrais au premier tour. J'étais ministre de l'Éducation nationale, Edouard Balladur était le Premier ministre et je lui ai dit : « je vous soutiendrai au deuxième tour » parce que je pensais que Jacques Chirac serait au deuxième tour. Il m'a dit : « Chirac ne sera pas au deuxième tour, c'est Balladur qui y sera. » Donc c'était impossible. J'étais ministre, je venais d'être élu à la présidence de mon parti politique qui était entièrement balladurien. Et je lui ai expliqué que là, c'était impossible. 

Mais ce n'était pas sa seule question. Sa seule question, c’était que le PS ne lui mette pas des bâtons dans les roues. Il l'a dit d'ailleurs de la manière la plus explicite le soir où il a annoncé qu'il ne se présenterait pas. Il est allé voir le premier secrétaire de l'époque, Henri Emmanuelli. Il lui a dit : « Est-ce que vous me laisserez participer au choix des candidats aux législatives ? ». Emmanuelli lui a dit : « Non. Nous avons des règles internes et je ne vous laisserai pas participer. » Et il a vécu ça comme évidemment, quelque chose qui allait l'empêcher. Il se trompait. 

Est-ce qu'il n'avait pas aussi peur d'une campagne électorale et de cette fonction suprême ? 

C'est possible. Là, on est dans l'inconscient des hommes et ce n'est pas facile d'y entrer. C'était un homme qui avait à la fois, je crois, une très grande ambition et une idée très originale. Tout à l'heure, on a évoqué le conflit avec Margaret Thatcher et ce conflit que Thatcher présentait comme l'idée de quelqu'un qui voulait éradiquer les identités, c'était absolument le contraire de ce que Jacques Delors voulait. Il avait trouvé une formule qui, en France, est un peu ambiguë. Il disait : « Je veux faire une fédération d'Etats-nations. » Fédération, ça voulait dire qu'on est ensemble pour l'essentiel. Et Etats-Nations, ça voulait dire que chacun conserve son identité. Et ça n'a pas été compris. Et donc c'est de cette vision-là, ça s'articulait avec une très grande frugalité personnelle, une très grande modestie au fond. C'était quelqu'un qui avait de la vie, une vision, contrairement à sa réputation, non-technocratique, et quelqu’un qui pensait au niveau des travailleurs. Il avait été un syndicaliste, comme vous savez…

…à la JOC, à la CFDT, à la CFTC d'ailleurs avant…

…puis très proche des dirigeants de la CFDT. Et donc c'était pour lui cette dimension du travail, de la vie de tous les jours, de ce que les familles ont à vivre. C'était quelque chose de très central. 

J'aimerais qu'on revienne à l’actualité plus chaude. Dans le Journal du Dimanche, le week-end dernier, vous avez appelé à un renouvellement, un élan nouveau au gouvernement après la crise de la loi immigration. Très concrètement, ça passerait par quoi ? Qu'est-ce que vous appelez renouvellement ? 

Un. Ce que nous avons sur l'agenda aujourd'hui. On a achevé la séquence qui avait été promise au moment de l'élection présidentielle, pas toujours bien comprise, peut-être pas toujours bien expliquée. Cette séquence consistait à dire : nous allons faire deux choses essentielles nous allons faire la réforme des retraites et une loi sur l'immigration qu’une grande partie de l'opinion demandait et d'ailleurs soutient. Et ceci s'est achevé avec les fêtes. L'année a été close sur la réalisation, chahutée de ces deux lois. Aujourd'hui, il n'y a pas d'agenda. 

Ce qui est inquiétant d'ailleurs

Non, ce n'est pas inquiétant ! C'est une page nouvelle à écrire et il appartient au président de la République en particulier de dire quels sont les chapitres nouveaux qu'on va ouvrir.

Avec quelqu'un d'autre à Matignon ?

Ça, c'est sa décision. Je pense que Elisabeth Borne est quelqu'un de courageux, qui l'a montré. Mais la question du président de la République, c'est celle de l'adéquation, de la correspondance entre le projet et les personnes et donc l'équipe, la forme de cette équipe.

Est-ce qu'on garde une équipe très nombreuse comme aujourd'hui ou, comme je le souhaiterais, on réduit un peu, on réduit de manière à faire plus de plus de solidarité, plus d'esprit « commando » ?

Quinze ministres, combien ?

Oui, moi je pense qu'on peut faire un gouvernement autour de ces chiffres-là. Mais l'expérience montre que - vous le savez, vous l'avez vécu 100 fois - qu'on annonce toujours des gouvernements resserrés et qu'on se retrouve avec des gouvernements beaucoup plus nombreux.

Mais vous n’êtes pas précis sur Matignon. C'est important s'il y a une nouvelle équipe « commando » d’avoir une nouvelle direction.

Vous vous rendez compte ? Je n'ai pas l'outrecuidance de faire des injonctions au président de la République. 

Mais qu'est-ce qu'on fait des ministres dans ce cas-là, qui ont exprimé leur désaccord publiquement sur la loi immigration ? Le député Renaissance Karl Olive dit que certains ministres ont fait du chantage et il dit : « Quand on marque contre son camp, c'est compliqué de réintégrer l'équipe. »

Je ne prends pas part assez à ces débats et querelles. C'est légitime que dans une majorité large, il y ait des sensibilités différentes. 

Et au sein même du MoDem sur cette loi immigration : 30 pour, 5 contre, 15 abstentions. C'est un peu le bazar au MoDem ?

Ce nombre de voix, c’est le dernier jour. Si on avait voté la veille au soir, on avait 48 voix pour et trois abstentions. Mais le coup de Trafalgar que le Rassemblement national a fait pour dire qu’eux qui s'y étaient opposés jusqu'à la dernière minute, ils allaient voter cette loi pour faire croire que cette loi était l'expression de ce qu'ils voulaient, eux. Évidemment, c'était une manière de troubler l'opinion. 

Mais c'est vraiment derrière vous ça ? Vous ne croyez pas qu’au MoDem, dans la majorité plus largement, une fracture s’est créée ?

Je ne le crois pas, ni dans la majorité ni chez nous. Au MoDem, il y a une sensibilité qui est une sensibilité sociale et ouverte, qui était extrêmement préoccupée du fait qu'on ne doit pas construire une machine à fabriquer des clandestins. Quand vous avez des gens qui travaillent, qui apprennent la langue, qui veulent s'intégrer, eh bien, il faut qu'il y ait un chemin d'intégration et de régularisation. 

Mais ils vont devoir attendre cinq ans pour certaines aides sociales.

Oui, mais le chemin d'intégration et de régularisation, on est bien d'accord qu'il est dans ce texte et c'est de ce point de vue-là pour nous quelque chose de positif. Mais pour le reste, bien sûr qu'il y a du trouble. Dans une ville comme Pau, que j'ai la chance de diriger, il y a plusieurs centaines de migrants clandestins ou non régularisés. Ce sont des jeunes hommes et ils sont enfermés ensemble dans des hôtels aux frais de l'argent public et on leur interdit de travailler pendant une longue période. Vous croyez que c'est sain ? Vous croyez que c'est un pays normal qui fait ça ? Parce que inéluctablement, quand vous avez un groupe de plusieurs dizaines, parfois plus d'une centaine de jeunes hommes qui vivent ensemble comme ça, qu'est ce qui se passe ? Eh bien, il y a des regroupements communautaires par l'origine, pour éviter les violences ou pour se protéger des violences qui sont inéluctables dans des chaudrons comme ça. Il fallait absolument qu'il y ait un texte…

…mais il n'est pas terminé ce feuilleton. Il y a le Conseil constitutionnel, saisi par le président. Est-ce que c'est une bonne méthode de gouvernement de compter sur le Conseil constitutionnel pour peut-être voir disparaître des mesures avec lesquelles on n'est pas à l'aise ? 

Ce n'est pas des mesures devant lesquelles on n'est pas à l'aise. Ça, c'est une présentation… 

La caution pour les étudiants étrangers, même le président…

Pardonnez-moi, moi je suis contre et je l'ai dit fortement.

Le président aussi.

Ce que le président de la République fait conformément aux institutions, c'est qu'il vérifie si ses décisions prises ou si ses votes correspondent à la Constitution. Le Conseil constitutionnel, il n’écrit pas la loi, contrairement à ce que j'ai lu et entendu ici ou là. Le Conseil constitutionnel, il vérifie si le texte voté correspond aux principes fondamentaux de la Constitution et il va le dire. Et il n'y a rien de plus normal que ça. Le nombre de présidents de la République et les opposants qui ont soumis des textes au Conseil constitutionnel, qu'est-ce qu'ils font d'autre qu'appliquer nos institutions ? Alors l'idée qu’un président de la République ou des opposants qui saisiraient le Conseil constitutionnel, ils porteraient atteinte au droit de légiférer. Mais c'est une idée barjot. Pardon de vous dire ça. On a respecter la loi et la loi suprême qu’est la Constitution.

Question d’un auditeur - Olivier à Tours : Bonjour Monsieur Bayrou, on dit que vous êtes celui qui chuchote à l’oreille du président, et pourtant vous savez aussi avoir une voix dissonante, dissidente sur des sujets importants. Le président a rendu hommage hier à Jacques Delors, il a dit que son engagement, son idéal nous inspireront toujours, et sa droiture. Pourtant, il a enterré hier Anticor. Je sais que vous êtes quelqu’un de droit. Et j’aimerais savoir ce que vous pensez de ça, de ce parallèle entre la fin d’Anticor et Jacques Delors ?

Là encore, on participe tous ensemble à des tempêtes qui sont complètement artificielles. Pourquoi Anticor a-t-il vu son agrément suspendu ? Parce que des militants d’Anticor ont jugé que la manière dont cette association était organisée et la manière dont elle fonctionnait était contraire aux textes et aux principes. Ils ont donc saisi les tribunaux pour cela. C’est pas le gouvernement.

Mais le gouvernement qui est juge et partie en décidant de ce renouvellement d’agrément, ça ne pose pas un problème démocratique ?

En aucune manière. Anticor a vu une tempête interne des responsables d’Anticor contre d’autres responsables d’Anticor pour mettre en cause la manière dont ça fonctionnait. La justice a fait son travail. Que voulez-vous que je vous dise ?

Merci François Bayrou.

Seul le prononcé fait foi.

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