François Bayrou : " La révolution démocratique, c'est rendre les citoyens non pas soumis mais partenaires des grands choix. Et leur rendre une capacité d'initiative."

Retrouvez ci-dessous le grand entretien accordé par François Bayrou au Point, publié ce jeudi 22 février 2024.

Propos recueillis par  et 

📰 Entretien disponible sur le site du Point ▶️ https://www.lepoint.fr/politique/francois-bayrou-il-n-y-a-pas-de-democratie-si-on-ne-comprend-pas-ou-on-va-22-02-2024-2553149_20.php

Le Point : Après votre relaxe, vous avez proposé au Premier ministre de prendre la tête soit du ministère de l'Éducation, soit d'un grand ministère de la Réforme de l'État, de la Simplification mais aussi de l'Aménagement du territoire. Pourquoi cela n'a-t-il pas été possible ?

François Bayrou : Après sept années de poursuites judiciaires conclues par une relaxe, si je revenais au gouvernement, je voulais que ce soit dans un domaine de crise très grave et sur lequel des idées fortes pourraient agir vite et utilement. Mon but est de travailler à contrer la dérive qui conduit au divorce absolu, qui paraît irréversible, entre les pouvoirs et la base – la province, qui paraît comme de plus en plus loin, le monde rural, les banlieues, les métiers, les citoyens.

Ce grand divorce, j'ai l'impression qu'on s'y habitue ou qu'on le considère comme une fatalité : pas moi ! Deux voies étaient possibles : assumer une responsabilité gouvernementale dans un secteur difficile ou affirmer politiquement un projet de réconciliation que je juge vital. La première option s'étant avérée impossible, c'est la seconde voie que j'emprunte.

Avec quel message ?

La France dispose de beaucoup de ressources pour être un modèle, mais, paradoxalement, sombre dans une dépression collective, enchaînant les crises. Les causes se voient tous les jours : l'incapacité de faire remonter la voix du terrain dans les sphères de pouvoir ; un sentiment de désespérance chez les acteurs, élus, entreprises et même familles ; la conviction que, quelles que soient les annonces, rien ne change. Par exemple, on multiplie les annonces de simplification, et on a une complexification accrue, une prolifération bureaucratique qui touche tous les secteurs.

Comment en est-on arrivé là ?

La France est un pays d'administration. Péguy disait : « Tout commence en mystique et tout finit en politique. » Je prolonge ce constat. Tout commence en politique et finit en administration. Et tout commence en administration et finit en bureaucratie ! L'augmentation des réglementations, des contrôles et la fixation de nouvelles obligations qui entraînent de nouveaux contrôles. Dans un livre extraordinaire, Les lois de Parkinson, le sociologue anglais spécialiste des administrations Cyril Northcote Parkinson expliquait que la logique interne de toute administration, pour justifier son existence, est la multiplication, sans but réel, de ses tâches et donc du nombre de ses membres.

Selon lui, l'administration n'est pas un corps à l'état solide, pas non plus à l'état liquide, mais à l'état gazeux. Vous connaissez le propre du gaz… Il occupe tout l'espace disponible et a toujours besoin de plus. Cette dynamique a été très aggravée par l'irruption du numérique. Regardez par exemple l'explosion du nombre de mails. Chacun s'oblige à y répondre parce que ces mails ne sont pas seulement un moyen de communiquer, mais un moyen de contrôle du travail par tous et pour tous. Et cette prolifération numérique fait que personne ne parle plus à personne.

On a l'impression que, pour vous, ce sont des phénomènes devenus incontrôlables…

C'est le plus grand risque, la fin de l'unité du pays. On retrouve le problème le plus ancien de l'humanité, la tour de Babel : nous ne parlons plus la même langue ! Regardez l'écart de plus en plus grand entre la langue de tous les jours et la langue du droit – droit pénal, droit fiscal, droit du travail, droit social –, l'épaisseur des codes qui pèsent des kilos, que personne ne peut lire, sauf les spécialistes, et encore !

Le fameux adage « nul n'est censé ignorer la loi » est une farce. Cette opacité d'un monde devenu incompréhensible est l'une des raisons de la progression de tous les populismes. Rien n'est plus urgent et vital que d'expliquer, de partager la compréhension de la situation et les principes qui nous régissent en une langue simple. Les citoyens ne sont pas des sujets, ils doivent être considérés comme les partenaires des gouvernants.

Cette opacité d'un monde devenu incompréhensible est l'une des raisons de la progression de tous les populismes. Rien n'est plus urgent et vital que d'expliquer, de partager la compréhension de la situation et les principes qui nous régissent en une langue simple.

Les Français ne sont-ils pas paradoxaux, qui se plaignent de cette paperasse et, en même temps, demandent davantage de sécurité ?

L'équation entre paperasse et sécurité, je la récuse. Autrefois, la gestion administrative était moins pesante, on en comprenait les règles. Il suffisait d'un stylo-bille. Avec l'avènement du numérique, tout semble dériver vers une complexité sans fin. Cette transition fait exploser le temps investi et les risques, y compris légaux, pour les citoyens, les professionnels, les entreprises ou les associations. On vient de le voir avec les paysans. On le voit avec les médecins ou les professeurs.

C'est la démocratie qui est en cause ?

Il n'y a pas de démocratie si personne ne comprend où l'on va. Le premier devoir civique, c'est l'explication, le partage de l'information. J'ai mal vécu la réforme des retraites. Nous avions, avec le haut-commissariat au Plan, établi les chiffres qui prouvaient, contrairement à toutes les affirmations officielles, qu'une réforme était inéluctable, et le refus de la réforme, inacceptable, car immoral.

Personne n'a voulu se servir de ces chiffres ! Quand on ne partage pas avec les citoyens les raisons de l'action publique, ils ont l'impression de l'arbitraire, qu'il y a des responsables, en haut, qui décident pour leur faire du mal. La révolution démocratique, c'est rendre les citoyens non pas soumis mais partenaires des grands choix. Et leur rendre une capacité d'initiative.

Le premier devoir civique, c'est l'explication, le partage de l'information.

Révolution démocratique… N'était-ce pas l'engagement du président ?

Parmi les responsables, le président est le seul qui ait eu l'intuition de cette nécessité vitale ! Le Grand débat, c'était ça. Le Conseil national de la refondation, c'est ça. Mais l'inertie l'emporte si souvent, pour qu'on change le moins possible ! Et le plus dangereux de ces obstacles, c'est l'indifférence : « Cause toujours, tu m'intéresses ! » C'est ainsi que cette intuition absolument juste a été gravement empêchée.

Vous dites que le président est entravé ?

Lui, non, mais la révolution démocratique qu'il porte en lui l'a été.

Mais qu'est-ce qui l'a empêché ?

Les mécanismes de l'organisation du pouvoir et de l'influence en France sont fondés sur des habitudes, sur des relations qui s'accommodent d'une certaine opacité et parfois la recherchent. C'est cela que le président a appelé « l'État profond ».

De quoi s'agit-il au juste ?

C'est l'ensemble de relations, de hiérarchies, d'obligations, de réflexes et de situations d'influence ouvertes ou discrètes qui font qu'on préfère que les choses se règlent dans un petit cercle de quelques centaines de personnes qui partagent les mêmes codes et, au fond, les mêmes intérêts.

On vous sent sur la réserve.

Oui, parce que ces responsables, dans leur majorité, sont des gens compétents, intéressants et, si j'ose dire, experts de l'expertise. Des gens bien, mais partie prenante et prisonniers d'un système coupé du peuple, des citoyens.

Qu'auriez-vous fait si vous aviez obtenu ce poste de ministre de la Simplification ? Quelle aurait été votre première mesure ?

Quelque chose de très simple. L'administration contrôle toutes les déclarations que vous faites. Elle a donc tous les éléments en main pour le faire. J'aurais proposé d'inverser cette logique. Que ce soit l'administration qui remplisse les papiers et le citoyen, ou l'entreprise, qui les contrôle. Dans ces deux quinquennats, il y a eu une réussite formidable : la retenue à la source des impôts. On nous disait « ce n'est pas possible », et tout a été réglé sans qu'il y ait la moindre anicroche.

Certains pensaient même qu'il fallait la refuser dans le principe. Il faut rendre hommage au président et au gouvernement qui l'a faite, à Gérald Darmanin qui l'a mise en œuvre. J'aurais suivi la même logique. J'aurais dit : au 1er janvier 2026, chacun des papiers qu'on va imposer de remplir aux Français, préalablement contrôlé dans sa rédaction par une centaine de citoyens de tout niveau d'instruction, ou mis au point avec les entreprises, sera prérempli par l'administration. Et ce sera aux citoyens de les vérifier.

J'aurais dit : au 1er janvier 2026, chacun des papiers qu'on va imposer de remplir aux Français, préalablement contrôlé dans sa rédaction par une centaine de citoyens de tout niveau d'instruction, ou mis au point avec les entreprises, sera prérempli par l'administration. Et ce sera aux citoyens de les vérifier.

On n'a pas besoin de grands moyens, à vous entendre.

Non. Il faut simplement pouvoir, sous réserve expresse de l'accord préalable des citoyens ou des entreprises, croiser les fichiers numériques qui les concernent, détenus par les différentes administrations.

Avez-vous compris le refus qui vous a été opposé ?

On a dû craindre que l'arrivée d'un acteur incommode change quelque peu les équilibres du gouvernement.

N'est-ce pas le président qui a aggravé ce « divorce » qui vous inquiète ?

Non, il est le seul à avoir voulu sortir de cette glaciation ! L'élection d'Emmanuel Macron, à laquelle j'ai contribué, a ouvert un nouveau cycle historique. Et, pour la démocratie française, un nouveau type de rapport de force. Jusqu'en 2017, deux partis exerçaient le monopole du pouvoir, chacun son tour, et participaient donc à l'immobilisme général. Le président l'avait bien senti, j'ai partagé avec lui cette idée. Mais il est très difficile d'imposer de tels changements. Ce sont toutes nos habitudes de pouvoir qui sont en cause.

En quoi la situation d'aujourd'hui, le tripartisme, serait préférable pour la démocratie ?

Il n'y a pas de tripartisme, c'est une blague ! Pour qu'il y ait tripartisme, il faudrait qu'il y ait un bloc central – j'espère que ça viendra, et je fais tout pour ça –, une seule gauche, une seule droite ! On en est à des années-lumière : il y a au moins trois droites et trois ou quatre gauches ! L'évolution des sociétés, c'est le pluralisme. Le droit de tous les courants d'opinion à la reconnaissance. Mais on continue comme avant, avec l'idée qu'il faut qu'un courant impose sa loi aux autres. C'est pour cette raison que l'Assemblée devient un champ de bataille, avec les blocages et le climat d'insultes…

Mais comment échapper au désordre de l'Assemblée nationale ?

La technique existe et marche très bien. Prenons exemple sur le Parlement européen ! Les débats sont séparés des votes, tous les votes sont regroupés sur une demi-journée, la présence personnelle est obligatoire pour voter, et tous les votes sont publics. S'il y a passion pendant les débats, la passion ne bloque ni l'examen ni le vote. Et, très vite, cela fait baisser les tensions. Le pluralisme, cela s'apprivoise et se régule. Le pluralisme régulé interdit de fait les intimidations, les insultes, la volonté d'écraser l'autre.

Prenons exemple sur le Parlement européen ! Les débats sont séparés des votes, tous les votes sont regroupés sur une demi-journée, la présence personnelle est obligatoire pour voter, et tous les votes sont publics. S'il y a passion pendant les débats, la passion ne bloque ni l'examen ni le vote.

On entend vos critiques sur le « système », « l'État profond ». Mais jamais vous ne mettez en cause le président lui-même. Or, c'est lui qui est au pouvoir, qui a la capacité de changer les choses…

Si l'on ne crée pas le mouvement d'opinion nécessaire pour comprendre le sens de l'action et pour la soutenir, le pouvoir n'a pas le pouvoir. Sans mouvement d'opinion, toutes les résistances et toutes les réticences bloquent les évolutions. Le président dit souvent cela : chaque fois qu'on a une catastrophe – incendie, inondations, attentats –, l'État est formidable. Et puis, lorsque les temps redeviennent ordinaires, tout ce qui était action, initiative, redevient frein ! C'est l'idée du Conseil national de la refondation. Est-ce qu'on est arrivés à faire suffisamment bouger les choses ? Non, bien sûr, pas suffisamment.

Votre constat est terrible. Un homme comme lui, audacieux, qui est parvenu à pouvoir faire ce pour quoi vous vous battez depuis des années, et qui n'y arrive pas…

Tout est toujours à reconquérir ! S'il y a pour moi une chose nécessaire, c'est que nous disions clairement vers où nous allons, ce à quoi nous aspirons, ce que nous voulons atteindre.

Pouvez-vous peser à l'extérieur du gouvernement ?

Bien sûr, car il y a deux manières d'être utile. En étant responsable de l'action ou en étant à l'extérieur, dans le combat d'opinion. Et c'est dans l'opinion que ça se joue.

Vous préparez 2027 ?

2027, c'est dans trois ans. Et trois ans, dans l'état du monde que nous connaissons, c'est une éternité. Mais, pour notre pays, ce sera quitte ou double. Il n'est pas un homme politique, pas un citoyen qui puisse ne pas s'y investir.

C'est ce que vous êtes en train de faire…

Sur le grand espace central, il y a des talents et des idées. Que chacun fasse valoir sa vision de l'avenir et sa personnalité ! Ensuite, il faudra s'entendre ! J'ai montré que je pouvais provoquer ces rassemblements. J'ai bien l'intention de porter un idéal, un projet et une méthode, à destination de ceux qui s'intéressent et de ceux qui s'inquiètent.

Êtes-vous prêt à mener une campagne ?

Ce combat-là, ce n'est pas seulement le combat de ma vie, c'est le combat de la vie du pays. J'y suis investi depuis des années.

Avez-vous déjà regretté votre soutien à Emmanuel Macron ?

Jamais. Le président est souvent mal jugé, mais c'est pour de mauvaises raisons. Par exemple, je ne l'ai jamais ressenti comme arrogant, jamais. Je ne lui ai jamais vu aucune complaisance à l'égard des puissances et des influences. Y a-t-il des idées que je n'ai pas encore réussi à faire passer ? Certainement. Mais si je n'ai pas réussi à convaincre, c'est de ma faute.

Comment voyez-vous votre rôle ?

Un rôle d'avant-garde. Je vois venir les orages tôt et j'essaie de proposer le moyen de les détourner. Je me sens en charge de penser des voies nouvelles pour le monde qui vient. Buts nouveaux à définir, moyens nouveaux à inventer, démocratie nouvelle. Cela seul peut nous éviter la catastrophe.

En restant à la tête du haut-commissariat au Plan ?

Ce n'est pas tranché dans mon esprit. Je dois en parler avec le président.

Comment qualifieriez-vous votre relation avec Emmanuel Macron ?

Il est dans la responsabilité la plus difficile et dans le moment le plus difficile. Et je suis plus sensible que d'autres aux immenses dangers qui nous menacent. Entre nous, il y a une compréhension réciproque, qui a des aspects « camarades de combat ». Confiance sur le fond, complicité civique et exigence.

Vous le soutiendrez jusqu'au bout ?

Je ne manque jamais au soutien, dès l'instant que je sais où nous allons ensemble.

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