François Bayrou : "Il est toujours possible de réparer et de reconstruire. Parce que, même si personne ne le dit, nous sommes dans le même bateau."
Retrouvez ci-dessous l'entretien accordé par François Bayrou au Journal du Dimanche.
Propos recueillis par David Revault d’Allonnes
Qu’est-ce qui n’a pas marché dans cette réforme des retraites ?
Le problème principal, pour ne pas dire le seul, c’est qu’on n’a pas su partager avec les Français les raisons pourtant décisives et irrésistibles de cette réforme. Des raisons aussi certaines que 2+2 font 4. Rien n’a été clairement expliqué. Si on l’avait fait, tout le monde, notre pays, toute notre société et chaque famille française auraient eu les éléments pour comprendre. Et ce sont les Français eux-mêmes qui auraient exigé qu’on traite cette question. Le gouvernement s’est laissé prendre au piège et je n’arrive pas à comprendre pourquoi.
Quel piège ?
On a accepté sans réagir que l’on accrédite dans l’esprit des Français l’idée que notre système de retraites était aujourd’hui équilibré, et que la réforme ne concernait que d’éventuels déficits pour les années à venir. Alors que la réalité indubitable et indiscutable, comme nous l’avons prouvé dans une analyse du commissariat au Plan, est que notre système est gravement déséquilibré depuis plusieurs décennies. Et que pour l’équilibrer, l’État et le contribuable sont obligés, chaque année, d’apporter des dizaines de milliards d’euros afin de permettre le paiement des pensions.
À gauche, on considère qu’il n’y a pas de problème de financement…
C’est une blague. Et c’est dire combien les esprits sont égarés. Ajoutons que si notre pays disposait de cet argent, il serait libre de l’utiliser pour soutenir le système des retraites. Mais nous n’en avons pas le premier euro ! Tous les ans, ce sont au moins 30 milliards d’euros qui manquent, et peut-être davantage, que nous sommes donc obligés d’emprunter. Nous acceptons un scandale que nous n’accepterions dans aucune famille : non seulement faire assumer le coût des pensions par les actifs, mais emprunter sur le dos des jeunes pour payer les retraites. Et ce sont eux qui, d’une manière ou d’une autre, devront rembourser !
D’abord une réforme « juste », puis une réforme « généreuse », les arguments du gouvernement ont varié dans le temps. Pourquoi ?
Dès le mois de décembre, nous avons publié ces chiffres, fondés sur la comptabilité nationale. Mais le gouvernement ne les a pas présentés aux Français. Pourquoi ? Pour ménager les partenaires sociaux ? Par souci de rassurer Bruxelles ? Ou par conformisme de pensée ? En réalité, c’est notre conception même de la démocratie qui est en jeu.
Que voulez-vous dire ?
Il y a deux manières de voir la démocratie. La première, c’est croire qu’une fois élus, ce sont les dirigeants qui décident tout seuls, et que la base devra suivre, obéir ou se résigner à une décision prise au-dessus d’elle. Cette vision-là, au temps des réseaux sociaux, ne peut plus marcher. Les Français exigent désormais de comprendre et d’être associés à la décision. Et c’est sain ! La deuxième vision, qui est la mienne depuis longtemps, considère que l’opinion et les citoyens ne sont pas des sujets, mais des codécideurs. Il faut les considérer en partenaires au sein du pouvoir. Aucune grande réforme ne peut être conduite si l’on n’a pas porté l’exigence de totale information et de prise de conscience partagée.
C’est donc parce qu’il a considéré que la base devait « obéir » que Macron a perdu la bataille de l’opinion ?
Que croient ceux qui protestent et manifestent ? Qu’il y a un pouvoir arbitraire et mal intentionné, qui prend des décisions pour le confort et le bénéfice des puissants. Ils croient que le pouvoir leur dissimule ses véritables intentions et les véritables intérêts qu’il sert. C’est de là que viennent les fractures, les résistances et les réticences. Quand on accepte que l’organisation du pouvoir se réduise à une confrontation entre un « sommet » qui ne dit pas qui il est et ce qu’il veut et une base à qui on ne demande que d’obéir, la seule issue possible est le choc entre les deux, et l’entrée en sécession de la base.
Mais concrètement, qu’aurait-il fallu faire pour l’éviter ?
Nous avions défendu l’idée de prendre quatre mois pour poser sur la table la réalité des chiffres et s’il le fallait pour un débat contradictoire. Ces quatre mois obtenus, il y a eu des discussions avec les syndicats, mais rien en direction des Français. Peut-être aussi aurait-il fallu un plan, beaucoup plus complet, de retour à l’équilibre sur dix ou douze ans, avec des efforts demandés pas seulement aux salariés, mais aussi à d’autres catégories de la population… Ce sont des idées que nous avons avancées, qui n’ont pas été prises en compte.
C’est une critique de la méthode du Président ?
Non, c’est une critique de l’ensemble de notre système de pouvoir. Le Président déplore lui-même de n’être pas davantage monté au créneau pour expliquer. Il a vu, comme tout le monde, que les raisons successivement avancées pour justifier la réforme ne pouvaient être convaincantes pour les Français. Le débat avec le pays sur l’inéluctable rééquilibrage du système de retraites n’a pas eu lieu, et là est la source de toutes les difficultés.
N’y a-t-il pas eu également un manque de prise en compte des syndicats, et notamment de la CFDT ?
Vous connaissez mon point de vue : il y a en France un courant essentiel, c’est le courant réformiste. Il a son expression syndicale, avec un socle constitué par la CFDT, la CFTC, de larges pans de FO, et traditionnellement la CGC. Il a son expression politique, ceux que j’ai toujours représentés, le grand socle central, la social-démocratie, la démocratie chrétienne, et les modérés socio-libéraux. Ce sont ces réformistes qui ont élu Emmanuel Macron, et j’atteste que c’est sa sensibilité personnelle. C’est à ces réformistes de construire une démocratie sociale de plein exercice. Et c’est une souffrance pour moi de constater qu’ils n’arrivent pas à trouver les méthodes du travail en commun.
À qui la faute ? À Laurent Berger qui a fait front commun avec la CGT ? Ou à Emmanuel Macron, qui n’a pas traité la CFDT à sa juste valeur ?
Il y a des responsabilités des deux côtés. La CFDT a conservé un mauvais souvenir de la période Notat-Juppé. Cette fois, elle n’a pas voulu apparaître comme collaborant avec ceux qui demandaient des efforts. Son approche a donc été plus raide. Et du côté de l’exécutif, il y avait la crainte de se faire « couillonner » après avoir fait des concessions : céder beaucoup et se retrouver au bout du compte sans soutiens. Vous le voyez bien, il ne peut y avoir de confiance sans partager une réflexion sur le fond.
Sera-t-il possible de repartir du bon pied avec les syndicats, conviés à Matignon la semaine prochaine ?
Il est toujours possible de réparer et de reconstruire. Parce que, même si personne ne le dit, nous sommes dans le même bateau. Les problèmes si graves du pays, tout le monde en paie le prix : familles, entreprises, salariés, contribuables, assurés et dirigeants.
Le PR s’est donné cent jours. Ce délai sera-t-il suffisant pour rétablir la confiance ?
En tout cas, son choix d’aller au contact, y compris des Français les plus rugueux dans la contestation, est authentique et courageux. Tout le monde ne peut que constater qu’il ne se cache pas, ne se dérobe pas. Les gens ont besoin de dirigeants qui ne sont pas aux abris, qui ne vivent plus dans une bulle. Il a donc raison de retourner sur le terrain, et cela lui sera crédité.
À chaque sortie du Président ou des ministres, on entend des casserolades et des huées… Le lien avec l’opinion n’est-il pas irrémédiablement cassé ?
Bénéficiant du privilège de l’expérience, je sais que les Présidents ont tous été impopulaires. Giscard a été détesté, Mitterrand haï, Chirac objet de désamour voire de mépris, Sarkozy honni, et on sait comment Hollande n’a même pas pu se représenter… Macron n’échappe pas à cette fatalité. Alors que précisément, le cœur de son projet et sa sensibilité étaient de réinventer les rapports entre la base et le prétendu sommet. C’était au cœur de sa vocation et de sa mission. Mais là encore, les mécanismes de contrôle du pouvoir d’en haut, l’éternel retour des mêmes éléments de langage, des mêmes réflexes technocratiques ont entravé cette mission.
La Première ministre, Élisabeth Borne, a donné mercredi sa feuille de route. Vous a-t-elle convaincu ?
La plupart des sujets sont bienvenus, il faut le dire, même si j’ai regretté le report du texte immigration. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’immigration est un grand sujet de préoccupation de l’opinion : inquiétude pour les uns, obsession pour les autres… Il était donc juste de chercher une réponse. Ma position est très simple : lorsque vous avez une femme ou un homme, chassés par la misère ou la guerre, qui viennent chez nous et qui veulent travailler, s’intégrer, faire l’effort d’apprendre la langue, et respectent la culture et l’identité du pays qui les accueille, alors ils peuvent parfaitement trouver trouver leur place. S’ils sont en situation irrégulière et refusent cette intégration, alors il est légitime de leur demander de quitter notre sol. Les deux aspects, travail et intégration d’un côté, refus des situations illégales de l’autre, sont parfaitement compatibles. J’aurais trouvé juste de traiter ces deux aspects.
Le gouvernement n’a-t-il pas logiquement décidé de repousser le texte faute d’une majorité à l’Assemblée nationale ?
Quand il n’y a pas de majorité, le gouvernement doit venir avec son texte devant le Parlement et ensuite, le Parlement doit prendre ses responsabilités. Si le texte n’était pas adopté à cause des refus additionnés de l’extrême droite et de l’extrême gauche, il fallait que les Français le sachent ! Ce ne serait pas un échec, pour le gouvernement, de ne pas obtenir le vote de ce texte si l’opinion s’aperçoit qu’il est rejeté pour deux raisons complètement contraires !
Si l’on suit votre raisonnement, il fallait donc aller au vote sur la réforme des retraites, quitte à perdre ?
Pas du tout. Je fais la différence entre des textes utiles pour améliorer la situation, mais non capitaux, et les textes au sens propre vitaux. L’immigration, c’est un texte qui veut améliorer la situation, utile même si on sait vivre sans ce texte. Les retraites, au contraire, sont un texte vital. La France ne peut pas affronter l’avenir sans une telle réforme. Dans ce cas, il est logique d’utiliser l’article 49-3. Cela permet au Premier ministre de dire aux parlementaires : « Cette loi est vitale. Si vous la refusez, je dois m’en aller. C’est vous qui allez décider. » C’est une disposition fondamentale de la Constitution, voulue par ceux qui ne supportaient plus l’impuissance de la IVe République. Et on a eu tort de le laisser caricaturer.
Comment faire pour gouverner ? Faut-il continuer à légiférer texte par texte ou envisager une coalition avec Les Républicains (LR) ?
Je n’aime pas ce qui appartient au domaine du rêve ou de l’illusion. Peut-être y aura-t-il, dans les mois qui viennent, des situations où on pourra envisager que les forces constructives se regroupent. Mais penser que cela pourrait se faire uniquement au charme, je ne le crois pas. Les députés LR ont été élus dans l’opposition et je les respecte comme tels : je ne crois pas qu’ils puissent changer de camp de but en blanc.
Élisabeth Borne peut-elle rester à Matignon ?
Il n’y a qu’une réponse à cette question : ceci est la responsabilité personnelle du président de la République, partagée avec la cheffe du gouvernement. Ils sont à pied d’œuvre, ils ont un calendrier. Ils jugent en temps réel, comme depuis le premier jour de la Ve République.
On vous a cité parmi les successeurs possibles d’Élisabeth Borne. Cela vous intéresserait ?
Cela me passionnerait mais c’est impossible ! Depuis des années, depuis plus de six ans !, nous avons à affronter, avec le MoDem, une accusation injuste, infondée, que la justice elle-même a désormais vidé de tout contenu. Le procès viendra – enfin ! – à l’automne. Mais au fond, ce blocage si injuste a un côté positif : quand je parle du gouvernement, et du changement nécessaire de méthode, je ne peux pas être soupçonné de parler pour moi…