đ° « La proportionnelle est le seul moyen de former les larges rassemblements dont le pays a besoin pour vaincre cette crise »
Retrouvez ci-dessous l'entretien que François Bayrou a accordé au journal Le Monde.
Propos recueillis par Patrick Roger
Est-il encore temps, Ă vos yeux, de rĂ©former le mode de scrutin lĂ©gislatif Ă moins dâun an et demi de lâĂ©lection prĂ©sidentielle ?
Cette crise est, de trĂšs loin, la plus grave depuis la guerre. Lâurgence absolue, câest Ă©videmment la solidaritĂ© et la reconstruction de notre Ă©conomie. Mais pour sortir de ce drame, il faut aussi retrouver la confiance du pays. Or, lâexplosion de lâabstention, les « gilets jaunes », les manifestations parfois violentes, câest une terrible perte de confiance Ă laquelle il faut rĂ©pondre.
Quelles sont pour vous les causes dâune telle crise ?
Le dĂ©sĂ©quilibre qui donne tous les pouvoirs aux uns et aucun aux autres. Le prĂ©sident de la RĂ©publique Ă©lu au suffrage universel est le pivot de nos institutions. Il dĂ©tient dâimmenses pouvoirs. Et câest juste. Mais des Ă©lections lĂ©gislatives dans la foulĂ©e de lâĂ©lection prĂ©sidentielle, organisĂ©es, elles aussi, en 577 scrutins majoritaires, cela aggrave le dĂ©sĂ©quilibre. Les vainqueurs ont tout, les minoritaires presque rien.
Marine Le Pen, dont tout le monde sait que je ne partage pas les idĂ©es, a recueilli 34 % des voix au second tour de lâĂ©lection prĂ©sidentielle et revient Ă lâAssemblĂ©e avec six siĂšges, 1 % de la Chambre !
En 2007, jâavais obtenu quelque 19 % des voix au premier tour et nous avons eu trois dĂ©putĂ©s. En termes de justice, cela a un effet dĂ©sastreux. Pour les Ă©lecteurs non reprĂ©sentĂ©s, les Ă©lus ne sont plus lĂ©gitimes. Et câest tellement brutal que toute vie politique pacifiĂ©e devient impossible. Les oppositions sont amenĂ©es Ă ne jouer quâen contre. La majoritĂ© croit quâelle peut passer en force. DĂšs quâelle le fait, comme le dĂ©bat est disqualifiĂ©, câest dans le pays que se lĂšve la rĂ©volte. Et donc tout est bloquĂ©.
Dans un pays confronté à une crise sanitaire, économique, sociale et psychologique, cette question est-elle un sujet de préoccupation pour les citoyens ?
Pour affronter une crise aussi grave, la premiÚre condition est de réunir les forces du pays. Or, ce systÚme politique rend toute réunion impossible. Il faut donc le changer.
Il paraĂźt impossible, compte tenu des dĂ©lais, dâopĂ©rer un redĂ©coupage des circonscriptions Ă©lectorales. DĂšs lors, comment procĂ©der ?
Il nây a quâune possibilitĂ© rĂ©aliste, câest la loi quâavait fait voter François Mitterrand : un scrutin dĂ©partemental, Ă la proportionnelle, avec un seuil Ă 5 % des suffrages exprimĂ©s. Lâenracinement des Ă©lus est assurĂ© par le lien avec le dĂ©partement. Et je rappelle quâen 1986, avec ce scrutin, il y a eu une majoritĂ©. Les critiques crient Ă la IVe RĂ©publique. Ils rĂ©flĂ©chissent toujours comme si câĂ©tait Ă lâAssemblĂ©e que se formaient les gouvernements. Or, de Gaulle, dans son discours fondateur, Ă Bayeux, en 1946, rĂ©sout cette question : dans les institutions nouvelles, dit-il, le pouvoir ne proviendra pas du Parlement et des jeux partisans, il sera dĂ©tenu par le prĂ©sident de la RĂ©publique. Câest lui qui formera le gouvernement « en tenant compte des nuances de lâAssemblĂ©e nationale ». Et il a toutes les armes pour empĂȘcher les blocages ultĂ©rieurs.
Quelles armes ?
Il forme et dirige le gouvernement dont aucune dĂ©cision ne peut ĂȘtre prise sans son accord, le gouvernement est protĂ©gĂ© par le 49-3, le prĂ©sident a le pouvoir dâorganiser un rĂ©fĂ©rendum et il peut dissoudre lâAssemblĂ©e. LâinstabilitĂ© est devenue impossible.
OĂč en est lâĂ©tat des rĂ©flexions au sein de la majoritĂ© prĂ©sidentielle sur ce sujet ?
Cette ouverture Ă une loi Ă©lectorale juste est dans le programme prĂ©sidentiel. Sans doute y a-t-il des gens moins convaincus. Mais ceux qui pensent comme moi que câest un sujet vital pour la nation, pour quâelle retrouve une dĂ©mocratie de confiance, ceux-lĂ doivent prendre les choses en main.
Quâenvisage le prĂ©sident de la RĂ©publique ?
Je sais que câest une rĂ©flexion importante pour lui. Mais on ne peut pas attendre du seul prĂ©sident de la RĂ©publique quâil impose une loi Ă©lectorale. Au dĂ©but du quinquennat peut-ĂȘtre. Mais, aujourdâhui, il serait accusĂ© de manĆuvre. Pour que les Français soient assurĂ©s de lâhonnĂȘtetĂ© de la dĂ©marche, il faut donc que lâinitiative vienne de la base, des forces politiques du pays, y compris les minoritaires. Je suis pour une initiative commune des forces politiques intĂ©ressĂ©es, majoritĂ© ou opposition, sans exclusive. Câest lâassurance que personne ne pourra mal interprĂ©ter cette dĂ©cision.
Ce changement sera-t-il porteur dâune recomposition politique ?
Câest en tout cas le seul moyen de former les larges rassemblements dont le pays a besoin pour vaincre cette crise.