Marina Ferrari : "Meta et X font preuve d'une forme de connivence avec les cyberescrocs"
Quelques jours après l'adoption de la loi SREN pour sécuriser l'espace numérique, la secrétaire d'Etat chargée du Numérique Marina Ferrari revient sur l'ambition de cette réglementation dans les colonnes de La Tribune.
LA TRIBUNE DIMANCHE - D'autres lois régulent déjà ce qu'il se passe en ligne, notamment au niveau européen. Pourquoi ce projet de loi SREN (Sécuriser et réguler l'espace numérique) était nécessaire ?
MARINA FERRARI - Depuis 2017, nous oeuvrons pour protéger nos citoyens dans le monde numérique, avec des textes européens et nationaux. Ce nouveau texte de droit français va nous permettre de protéger davantage les citoyens dans l'espace numérique, en intégrant notamment deux textes européens - le Digital Services Act et le Digital Markets Act - qui ont vu le jour sous l'impulsion de la présidence française de l'UE. Cette loi va nous permettre de combattre les dérives de notre espace numérique tout en en sanctionnant davantage les auteurs ou les complices. Elle va aussi protéger les plus vulnérables, en particulier les mineurs. Beaucoup trop d'enfants, à treize ans, sont déjà exposés à la pornographie : il était urgent que nous agissions. C'était une loi attendue et c'est une loi de bon sens.
En 2019, la loi Avia avait déjà essayé de contrôler l'espace numérique avant d'être censurée par le Conseil Constitutionnel... Certains craignent que la loi SREN reproduise cet échec.
Nous avons globalement trouvé le bon équilibre. Nous ne laissons pas le marché se réguler seul, chacun en a vu les limites, et nous ne tombons pas non plus dans la cybercensure ou l'isolement numérique. Des mesures trop restrictives ne seraient pas opérationnelles techniquement ni souhaitables démocratiquement. Il faut un code de bonne conduite sur les réseaux sociaux tout en en sanctionnant fermement les débordements.
Les critiques portent notamment sur le délit d'outrage en ligne et son caractère flou et liberticide pour certains. Il a d'ailleurs fait l'objet d'un recours de LFI au Conseil constitutionnel.
C'est un dispositif qui avait été supprimé à l'Assemblée puis rétabli à la demande du Sénat lors de la commission mixte paritaire, sans soutien du Gouvernement. Bien que l'objectif de lutter contre la haine en ligne soit louable, je reste dubitative sur l'opérationnalité et la constitutionnalité du dispositif mais aussi sur sa conformité avec le droit européen. J'ai donc alerté sur ce point.
Ce délit implique-t-il la nécessité d'être clairement identifié sur un réseau social, via sa carte d'identité par exemple ?
Je considère qu'il n'y a pas un réel anonymat en ligne et j'insiste : ceux qui répandent la haine en ligne peuvent le plus souvent être identifiés et répondre de leurs actes. Nous pourrions réfléchir à l'amélioration des dispositifs de certification pour évoluer dans un espace numérique de confiance. Quelle que soit la décision du Conseil constitutionnel, je veux encourager les victimes à aller porter plainte. Il faut se servir des outils mis à disposition.
Les utilisateurs devront bientôt justifier leur âge pour accéder aux sites pornographiques. Vous confirmez que tous les sites sont concernés ?
Ces mesures concernent tous les sites : français, européens et extra-européens. Nous avons trouvé une voie dérogatoire pour faire en sorte qu'en cas de manquement d'un site étranger, l'Arcom puisse se saisir des pouvoirs que la loi lui confère. Aucun contenu pornographique ne pourra être affiché sur l'écran du site tant qu'un contrôle de l'âge de l'utilisateur n'aura pas été mis en oeuvre. L'Arcom pourra donc, après une mise en demeure, bloquer le site, voire organiser son déréférencement en cas de récidive. Et cela sous 48 h. En cas de non-respect de ces obligations, il y aura des sanctions, qui peuvent aller jusqu'à 150 000 euros d'amende, voire 2 % du chiffre d'affaires mondial.
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Quid des plateformes comme X, qui diffusent des contenus pornographiques ? S'ils ne bannissent pas les contenus pornographiques, devront-ils vérifier l'âge des internautes ?
S'agissant de X, nous le souhaitons, et c'est à la Commission européenne de trancher ce débat en sa qualité de régulateur des très grandes plateformes.
Le projet de loi met également l'accent sur les arnaques en ligne. Comment concrètement s'appliquera le filtre anti-phishing que vous proposez ?
C'est un engagement du président de la République et il sera tenu. Dès qu'un internaute cliquera sur un site identifié comme frauduleux, un message apparaîtra et préviendra l'utilisateur que ce site a été référencé comme tel. Nous aurons une base de référencement de toutes les adresses associées au phishing, enrichie par les signalements de nos concitoyens. Ce filtre devrait être opérationnel dans les prochains mois.
On a l'exemple des arnaques au CPF, des fausses amendes de l'ANTAI et très récemment des publicités mettant en scène des personnalités publiques appréciées du grand public, comme Elise Lucet ou Kylian Mbappé, vendant un service ou un produit. L'utilisateur est ensuite amené à faire des achats frauduleux, impliquant souvent des crypto-monnaies non réglementées. Ces contenus sont hébergés sur des réseaux sociaux grand public comme X et Meta. En outre, ce sont des publications sponsorisées, ce qui amplifie leur viralité. J'y vois une forme de connivence de la part des plateformes, qui se rémunèrent en augmentant l'audience de ces contenus illégaux. J'ai saisi la Commission européenne, l'Arcom et l'Autorité des marchés financiers. Mon objectif est clair : rappeler les plateformes à leurs obligations. Elles doivent mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires pour procéder au retrait des contenus dans les plus brefs délais.
Qu'est-il prévu pour prévenir de la désinformation à l'approche des élections ?
Plus l'échéance des élections va se rapprocher, plus les tentatives de déstabilisation vont se multiplier. Ces nouveaux textes doivent nous permettre de bâtir un bouclier numérique contre la désinformation et les tentatives d'ingérences, en particulier dans la perspective des scrutins. Il faut désormais s'assurer que les plateformes respectent leurs engagements et renforcent leurs procédures internes. Nous serons très exigeants et vigilants. Nous avons ainsi demandé aux plateformes de transmettre leur nombre de modérateurs en langues européennes. Les résultats montrent qu'ils se mobilisent davantage sur le sujet (226 modérateurs francophones pour Meta, 687 pour TikTok, 250 pour Snapchat et 52 pour X, Ndlr).
De fausses influenceuses reprenant les traits de Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen poussent des idées d'extrême-droite sur TikTok. Ses vidéos sont virales, montrant que la propagande politique peut prendre des visages inédits...
Les formations d'extrême-droite ont un rapport très ambigu avec les manipulations en ligne et une forme de complaisance avec les dérives des réseaux sociaux...
Nous sommes ici confrontés à des deepfakes mettant en scène des personnages fictifs mais pas des personnes « réelles ». Il ne s'agit donc pas a priori d'usurpation d'identité à proprement parler mais je condamne évidemment l'utilisation politique de l'image de personnes réelles sans leur consentement. J'invite mesdames Maréchal-Le Pen et Le Pen à signaler les contenus aux plateformes concernées si elles considèrent qu'ils portent atteinte à leur honneur et leur réputation.
Vous vous êtes récemment exprimé sur TikTok Lite, une nouvelle application de ByteDance où les utilisateurs gagnent des points en regardant une vidéo... Quelles actions comptez-vous mettre en place ?
Si une application vous propose de visionner plus de vidéos contre rémunération, elle encourage une addiction et TikTok était déjà identifiée comme étant l'une des applications les plus addictives. C'est à l'opposé de la société numérique dans laquelle nous souhaitons évoluer et faire évoluer nos enfants. En particulier à l'heure où nous agissons pour protéger les mineurs de contenus inappropriés et où nous engageons une réflexion autour de l'exposition des mineurs aux écrans. C'est l'objet du rapport d'experts qui nous sera remis dans les prochaines semaines à la demande du président de la République.
J'ai demandé à mes services de mener des investigations sur les mécanismes de cette nouvelle application. Et je ne doute pas que la Commission européenne, qui a par ailleurs déjà ouvert une enquête sur TikTok, va elle-même s'en préoccuper.
Qu'attendez-vous de ce rapport sur les enfants et les écrans ?
Il sera le fruit des travaux d'experts et d'auditions de personnalités reconnues aux parcours et aux profils très divers et complémentaires : des représentants de la Tech, du monde de l'éducation, des médecins, des universitaires...J'en attends donc une analyse éclairée et pragmatique.
Des études cliniques ont déjà établi que chez les enfants de moins de trois ans, l'exposition aggravée aux écrans peut nuire à leur développement cognitif et conduire à des troubles du langage. Personne ne le conteste aujourd'hui.
Il y a quelques semaines, nous avons d'ailleurs lancé avec Brigitte Macron et Sarah El Haïry le dispositif « P@rents, parlons numérique » porté par l'Unaf, pour accompagner les parents et les sensibiliser à ces questions. Il faut leur apporter des solutions sans les culpabiliser. Le but est de les écouter et de leur donner les moyens d'identifier les risques tout en comprenant mieux l'espace numérique dans lequel ils évoluent. Plus de 250 événements ont déjà été organisés. Des contenus seront également disponibles sur la plateforme jeprotegemonefant.gouv.fr
Des députés LR ont fait une proposition de loi pour interdire l'usage des écrans en crèche et chez les assistantes maternelles. Qu'en pensez-vous ?
L'objectif est louable mais faut-il passer par une loi ? Je n'en suis pas certaine. Nous savons tous que les conséquences des écrans sont majeures en dessous de 3 ans. Les personnels de la petite enfance connaissent les risques et nous devons peut-être les sensibiliser encore davantage. Sur les niveaux supérieurs, en revanche, l'éducation au numérique fait partie de l'apprentissage scolaire. C'est, dès l'école élémentaire, que les enfants doivent comprendre que c'est un outil essentiel mais qu'il comporte des risques et qu'ils doivent l'utiliser à bon escient, avec discernement.
Quels seront les indicateurs de succès de la loi SREN ?
La baisse voire la disparition du nombre d'enfants exposés aux contenus pornographiques, l'évolution du nombre d'arnaques en ligne mais aussi du nombre d'internautes cyberharcelés. Cybermalveillance.gouv suit tous ces indicateurs de très près et ils nous font part régulièrement de leurs analyses. Elles nous permettront de tirer un premier bilan.