Université de rentrée 2019 - "L'Europe et le monde face à la montée des périls"
Découvrez la seconde table ronde de notre Université de rentrée 2019, avec Jean-Claude Casanova, économiste et directeur de la revue Commentaire, Yannick Mireur, politologue, et nos députés Marguerite Deprez-Audebert et Frédéric Petit.
« L'Europe et le monde face à la montée des périls »
Marguerite DEPREZ-AUDEBERT. - Depuis le début du 21ème siècle, nous avons assisté à un bouleversement des relations internationales. Avant, les États avaient comme outils la diplomatie et le droit international, mais, avec le multilatéralisme, de nombreux organismes se sont créés et viennent interférer.
De ce fait, le système international est très complexifié et il est compliqué dit voir clair.
Il y a des problèmes très complexes. À la guerre militaire, se sont ajoutées des guerres économiques, la guerre énergétique, donc des enjeux très importants sur le plan du climat.
Aujourd'hui, on va essayer dit voir un peu plus clair avec les blocs Ouest et le rôle que joue l'Europe dans cet univers : doit-elle être un pilote ou un rempart ?
Rien que la dernière semaine, des événements nous ont interpellés et se bousculent : le rendez-vous manqué entre le Président iranien et le Président Donald Trump, l'attitude de M. Johnson en Angleterre et l'improbable mesure concernant le Parlement britannique et, à cela, s'ajoute cette icône, la petite Greta Thunberg, qui bouleverse aussi le monde et qui nous rappelle que notre planète brûle et je le dis aujourd'hui avec une petite pensée pour le Président Jacques Chirac.
Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?
Jean-Claude CASANOVA. - Je vais essayer de trouver un moyen pour dire en quoi la situation internationale est, d'une certaine façon, nouvelle et plus compliquée qu'auparavant.
Il y a deux façons de regarder les relations internationales : soit vous considérez que c'est une succession dramatique et incohérente de phénomènes qui rebondissent les uns sur les autres (la première guerre mondiale, la deuxième, l'effondrement de l'Union soviétique et vous regardez donc l'aspect dramatique, soit vous considérez qu'il y a une évolution permettant d'interpréter le passé, ce qui, d'une certaine façon, permet de prévoir à peu près la direction ou l'avenir.
C'est sur cette idée de processus, de procès au fond que repose l'organisation internationale.
Quand Roosevelt et Winston Churchill décident, pendant la guerre, de signer la charte de l'Atlantique, cela repose sur deux idées : il faut faire régner le libre-échange et, progressivement, la démocratie.
D'une certaine façon, le libre-échange et la démocratie sont les deux formes que donne l'idée qui existe depuis le 18ème siècle, les Lumières, l'idée que le progrès des connaissances, le progrès de la science, l'autonomie croissante des individus aboutira à cette évolution de la société et que cette dernière sera nécessairement pacifique, même s'il y a des intermèdes et des drames, lesquels s'atténueront progressivement.
C'est cette idée générale qui gouverne la construction mondiale au lendemain de 1945. L'ONU est une approximation de l'organisation internationale et le libre-échange progresse. Vous pouvez interpréter la chute de l'Union soviétique comme l'étape prévue dès 1947.
Quand les États-Unis décident le Plan Marshall, l'idée de celui-ci est très simple : il faut que l'Europe occidentale se reconstruise, il faut attendre que thermidor se produise en Union soviétique.
Thermidor se produira on ne sait pas très bien quand, mais nécessairement par la revendication interne des Russes vers une société plus humaine et par comparaison avec l'Occident.
Ainsi, l'effondrement de l'Union soviétique est une étape prévue dès 1947.
De même, l'entrée de la Russie et celle de la Chine dans le système mondial uniformisent le monde d'une certaine façon.
Beaucoup d'auteurs rédigent des livres sur le progrès de la démocratie et ses différentes vagues de progrès.
Or, quelle est la situation actuelle aujourd'hui ?
Pour la première fois, un organisme américain publie chaque année un annuel mesurant les progrès de la démocratie dans le monde. Pour la première fois depuis quelques années, la démocratie a régressé. Le nombre de régimes démocratiques par rapport au nombre de pays existants s'est réduit, alors que, depuis 1945, en vagues successives, la démocratie avait progressé.
D'une certaine façon, la démocratie recule dans le monde. On disait que la Turquie se démocratisait, mais elle ne se démocratise pas. La Russie est une autocratie, ce n'est pas à proprement parler une démocratie, ainsi de suite, la Chine, etc.
Il y a le sentiment d'un recul de la démocratie et, en même temps, le sentiment d'un recul du libre-échange.
Assez naïvement, on a pensé, à partir de 1990, que le libre-échange, cette mutation extraordinaire qu'était l'entrée de l'Asie dans le libre-échange, la Russie ne compte pas vraiment, mais ce qui est le phénomène historique décisif, c'est l'entrée de la Chine et le de l'Inde comme était entré autrefois le Japon dans le libre-échange mondial, qui a transformé l'économie mondiale, puisque, d'une certaine façon, les États-Unis et l'Europe sont désormais concurrencés par une main-d'œuvre plus zélée, à certains égards plus compétente et moins payée que la main-d'œuvre occidentale aux États-Unis et en Europe.
Il s'agit donc d'une mutation assez extraordinaire et le libre-échange provoque des effets négatifs comme il en avait provoqué à la fin du 19èmesiècle, car le libre-échange, c'est tout simplement la remise en question permanente du lieu et de la nature des activités. La remise en question permanente du lieu et de la nature des activités provoque des traumatismes sociaux que vous observez aussi bien aux États-Unis qu'en Europe occidentale, qu'en Europe et ailleurs.
Nous sommes à nouveau dans une période de remise en cause du libre-échange et, de même que la démocratie recule, le libre-échange recule actuellement.
S'y ajoute un phénomène tout à fait nouveau. Le fondateur du libre-échange, si j'ose dire, celui qui a le mieux compris, Ricardo, disait : "Il faut échanger des biens pour éviter que les personnes se déplacent", c'est-à-dire qu'il a comme idée centrale que, si vous échangez des biens, vous pourrez rester en Angleterre, tandis que, si de vous n'échangez pas des biens, vous serez obligés d'aller travailler ailleurs, d'émigrer.
Ce qui caractérise le libre-échange du XXIème siècle, c'est qu'il s'accompagne en même temps de la migration des personnes et de la migration des capitaux. Autrement dit, les effets négatifs du libre-échange, c'est-à-dire la transformation incessante des lieux et des natures des activités, s'accompagnent de la migration des personnes, ce qui accroit le degré d'hétérogénéité des sociétés, et de la migration des capitaux, qui accélère la transformation des activités.
De ce fait, l'intensité de la crise du libre-échange est beaucoup plus grande.
Aristote, qui est le seul auteur sérieux en politique, dit : "Dans une démocratie, il y a deux causes de guerre civile : la trop grande inégalité des richesses et la trop grande hétérogénéité des populations". C'est pour cela qu'Aristote est contre l'empire ou les colonies et qu'il dit : "Si vous faites des colonies vous aurez des populations hétérogènes et, du coup, des formes de guerre civile".
La société moderne devient de plus en plus hétérogène et de plus en plus violente.
Si vous faites un tableau statistique du degré de criminalité, vous constaterez qu'il croît plus les sociétés sont hétérogènes et décroît plus les sociétés sont homogènes. D'une certaine façon, les sociétés modernes sont confrontées à ce problème.
Nous sommes dans une période de très grandes difficultés d'interprétation des relations internationales. Il en résulte que les grandes institutions que l'on appelle multilatérales, qui étaient largement dominées par les États-Unis sont elles-mêmes en crise.
Si vous les prenez une à une, l'organisation mondiale du commerce est en crise, car elle ne gère pas la mondialisation des échanges, notamment sans relations avec la mondialisation financière.
Le Fonds monétaire est en crise, car il a été créé pour gérer l'équilibre des monnaies, mais il ne le fait pas et il y a des pays excédentaires et des pays déficitaires.
L'ONU est, elle-même, en crise, car elle n'est pas parfaitement représentative de l'équilibre mondial et que le droit de veto continue de paralyser le Conseil de sécurité.
Autrement dit, nous sommes dans un monde beaucoup plus incertain qu'autrefois. Il faut savoir si le processus pacifique lié à l'échange et à la démocratie se poursuivra ou non. J'à vous que je n'en sais rien.
Yannick MIREUR. - Vous reconnaîtrez une petite continuité, affiliation ou empreinte je ne sais pas.
Étant donné que je me suis réveillé à 5 heures du matin, je ne savais pas trop quoi faire, du coup, j'ai pris quelques notes pour interpréter notre sujet.
Le Professeur Casanova nous a donné une vue hélicoptère de ces grands changements. C'est amusant, car j'avais pris une approche qui n'est pas pour vous déplaire sans doute, mais j'avais commencé par l'érosion du centre radical qui caractérise l'évolution des relations internationales, à travers celles du monde occidental qui a structuré les rapports de forces, puisque les relations internationales sont d'abord des rapports de forces dans le monde, où l'on a vu globalement en terme dialectique des relations l'équilibre entre l'État et le marché évoluer vers celle ou entre la confrontation entre la mondialisation et la souveraineté.
Quand je parlais de centre radical, c'est parce que l'économie du 20èmesiècle a globalement été structurée autour de cette question de l'équilibre entre l'état et le marché, à savoir la création des richesses et comment on les partage pour permettre une certaine cohésion sociale, un équilibre, une justice sociale à partir des idées d'émancipation des individus, les Lumières, le 18èmesiècle a été rappelé, l'idée de progrès assez présente depuis 2017 dans le discours politique français qui tire ses racines depuis au moins le XVIIIèmesiècle, qui a connu une teneur assez importante sous le Second Empire que l'on oublie souvent qui était une période d'industrialisation et d'innovation très forte et de mondialisation déjà, la mondialisation s'étant beaucoup accélérée sous la force des innovations technologiques dans les années 1980, en particulier les câbles sous-marins, la communication, la navigation maritime à hélice ainsi de suite qui ressemble un peu au choc technologique que nous vivons aujourd'hui.
Au début du XXèmesiècle, il y a eu un cheminement politique des pays occidentaux vers ce que les Américains appellent vous comprendrez que je donnerai quelques références américaines, le centre radical.
Je vous en donne un exemple. Jean-Claude Casanova évoquait Franklin Roosevelt, vous connaissez le new deal et en quoi cela consiste : l'investissement massif public pour combattre les effets de la crise financière de 1929 et créer aussi une espèce de pacte social dans lequel les classes moyennes sont la colonne vertébrale du pays, à la fois du domaine social et économique mais aussi géographique. En réalité franklin Roosevelt était un démocrate mais le new deal tire sa source du square deal et il devance le new deal de 25-30 ans. C'était Théodore Roosevelt, beaucoup moins connu, président des États-Unis dans les années 1900 qui a inventé le square deal qui était une force de caractère, une forte personnalité, qui a été force de proposition politique pour amener petit à petit, en termes de politique concrète cette idée de progrès, d'équilibre, de pacte social autour d'un certain nombre de principes clés qui sont ceux de la libre entreprise, meilleur système de création de richesses, à condition qu'elles soient à peu près distribuées correctement, canalisées de façon à permettre non pas la jungle capitaliste, mais une société cohérente au plan économique et bien sûr aussi au plan politique autour globalement de la règle de l'État de droit et de l'émancipation de l'individu.
Ce schéma du square deal/new deal de Roosevelt a traversé le siècle, a structuré la vie sociale et économique des États-Unis. On en trouve des reflets, ou imitations ou des parentèles en Europe y compris sous Winston Churchill qui, s'il est une grande star du parti Tory, a été un des premiers, lorsqu'il était beaucoup plus jeune, dans la politique britannique à avoir poussé l'idée de progrès, l'idée d'investissement ou de protection sociale à l'époque où elle balbutiait en Europe, y compris avec cette amusante spécificité britannique du tea-break pour les ouvriers, c'est-à-dire de la pause thé pour les ouvriers, qui est un peu une marque emblématique de cet état d'esprit.
Ainsi que vous le savez, en Europe ce que l'on appelle l'état Providence pour faire court, tout ceci a été un centre structurant du débat politique occidental pendant des années.
On en vit aujourd'hui une érosion. Il a résisté à la révolution libérale des années Reagan, je parle de révolution libérale par référence en particulier à Guy Sorman, avec cette résurgence et ce renouvellement idéologique du mouvement conservateur américain, mais qui n'a pas remis fondamentalement en cause les principes qui sous-tendaient ce centre radical.
Il y a eu une sortie du cadre beaucoup plus récente aux États-Unis avec le mouvement néo conservateur pendant la période de Bush fils que l'on pensait être déjà quelque chose d'assez exceptionnel et on a vécu avec le tea-party la sortie du cadre complète avec l'accession au pouvoir de Donald Trump.
Puis, ce que l'on appelle la vague populiste - je n'aime pas trop l'appeler comme cela, car je trouve que, dans ce terme, il y a la notion de bon sens populaire - que l'on connaît aujourd'hui voit une sorte de dislocation un peu des grands équilibres partisans et politiques européens. Nous nous en tirons largement bien - c'est ma conviction personnelle et je suis certain qu'elle est partagée, même si tout n'est pas parfait - lorsque nous nous comparons au schéma européen, mais cet effet d'érosion du centre radical se joue aussi en Europe et pose des questions sur le rôle de l'Europe dans le monde et le rôle de l'alliance Atlantique en terme de projet politique.
Ce qui me paraît un phénomène des plus frappants, c'est que la relation entre l'État et le marché a structuré les grandes questions politiques nationales et internationales pendant le XXèmesiècle, l'avènement d'une dialectique nouvelle entre mondialisation et souveraineté, sous l'effet du big-bang du choc des prospérités, avec surtout l'entrée de la Chine en réalité dans le système économique international - je vais conclure là-dessus, car cela me paraît être la question centrale aujourd'hui -, de l'Inde secondairement.
Cela a évidemment créé des bouleversements sociaux qui me paraissent tout de même trouver leur source d'abord et avant tout, nous pourrons en discuter, moins par l'avènement de la Chine, que par la rupture technologique massive et considérable que nous vivons avec l'avènement d'Internet, intelligence artificielle et vous savez tout le reste.
C'est cela qui bouleverse la situation, plus que les délocalisations, avec le fait que beaucoup d'entreprises américaines et européennes par exemple reviennent de Chine et rétablissent leurs lignes de production dans des pays où pour diverses, en particulier l'État de droit et c'est là où est la confrontation fondamentale, plus que le choc des prospérités avec la Chine, ce qui justifie pour elles de revoir leur stratégie internationale.
Un mot de conclusion…
Puisque j'ai parlé de la Chine, c'est le sujet majeur et ce que je regarde surtout, étant plutôt spécialiste des relations américaines, notamment entre les États-Unis et l'Asie Pacifique, de ce qui se passe en Asie Pacifique avec l'affaissement dangereux, sous Donald Trump, du leadershipaméricain, d'une vision et des moyens de celle-ci, ce qui m'intéresse par-dessus tout, c'est ce qui se passe à Hong-Kong, car je pense que c'est l'indicateur de la victoire des idées occidentales, malgré le reflux, pas si négatif, de l'influence occidentale, à savoir où va le régime chinois ?
C'est la question que j'appelle, dans le livre qui va sortir, la question à 1 M$, à savoir est-ce qu'au fond, la Chine va s'orienter vers une démocratie qui pourrait ressembler à la nôtre, en tout cas s'inspirer des principes occidentaux, comme l'ont fait le Japon ou la Corée, principes qui imprègnent beaucoup la société chinoise non continentale - je parle de Hong-Kong et Taïwan - ou suivra-t-elle un chemin différent semé d'embûches et de violence ?
Tout ce qui vient à l'esprit ces jours-ci des grands leaderschinois, c'est l'angoisse de Tian'anmen. Je vous rappelle la division fondamentale qu'il y a eu, invisible pour les Occidentaux, au sein du régime chinois à l'époque : fallait-il ouvrir ou fermer. Or, c'est la fermeture qui a prévalu et le Secrétaire général du parti communiste a été mis en surveillance. Je vous invite à lire ses mémoires, une lecture très intéressante par rapport à ce qui se passe aujourd'hui à Hong-Kong.
L'heure de vérité, c'est de savoir si, au-delà du choc des prospérités, de l'harmonisation des systèmes de production, de la chaîne de valeur globalisée, nous sommes, au fond, sur une voie de collision inévitable avec le régime étatique communiste qu'est celui de la Chine.