Chute de Kaboul : réaction et perspectives

Après la chute de Kaboul et le retour au pouvoir en Afghanistan des Talibans, le président de la commission des Affaires Étrangères de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Bourlanges, condamne l'abandon de l'Afghanistan et dresse les premiers enseignements et perspectives. Sécurité mondiale, retrait américain et menaces sur l'Europe, un entretien paru dans Le Figaro ce mercredi 18 août.

Par Guillaume Perrault

La victoire spectaculaire des talibans et le retrait des États-Unis d'une partie du monde ont des conséquences très graves pour l'Union européenne, explique le président de la commission des Affaires Étrangères de l'Assemblée nationale.

LE FIGARO. - La chute de Kaboul prend le monde occidental au dépourvu. N'assistons-nous pas, cependant, à la réalisation d'un désastre annoncé ?

Jean-Louis BOURLANGES. - Ce qui déroute les esprits, ce n'est pas tant la victoire politique des talibans que la rapidité inouïe du retournement, la liquéfaction en quelques jours, par quelques dizaines de milliers d'irréguliers, d'une force politique et militaire construite en vingt ans à coups de millions de dollars par la première puissance du monde. Les États-Unis vont être paradoxalement tentés de justifier leur désengagement par leur échec et c'est un fait qu'un effondrement si soudain et si complet semble montrer que, en dehors d'eux, il n'y avait pas grand-chose à opposer aux talibans. Il reste qu'une débâcle aussi brutale n'avait été en aucune façon anticipée. Le président Biden n'affirmait-il pas encore début juillet comme  « hautement improbable l'hypothèse que les talibans s'emparent de l'ensemble du pays » ? Notre sidération vient toutefois de plus loin. Elle tient au fait que ce que nous appelons le camp de la liberté et de la démocratie s'est, en dépit de sa puissance et de sa supériorité apparentes, révélé incapable de produire les solutions politiques et militaires adaptées à lasituation. En apparence, les talibans, ce n'est pas grand-chose comparé à l'empire soviétique, mais nous semblons ne plus avoir aujourd'hui la bonne grammaire pour parler à l'histoire! 

Comment la première puissance du monde s'est-elle ainsi fait prendre au piège tendu par les talibans ? 

Il y a bien sûr les errements catastrophiques de la présidence Trump. Si tout cela n'était pas si tragique, il y aurait quelque chose de risible à voir Donald Trump demander la démission de son successeur, alors qu'il a lui-même conclu à Doha avec les talibans le pire des accords, un accord par lequel les Américains faisaient sans délai toutes les concessions - comme de libérer sur parole 5 000 combattants, immédiatement réembrigadés - tandis que les concessions supposées des talibans étaient soumises au préalable du départ américain. Trump avait même envisagé d'inviter à Camp David ces dignes héritiers d'al-Qaida et de Daech : pourquoi pas un 11 septembre, par exemple ! Le problème est toutefois plus fondamental. Le retrait d'Afghanistan a été voulu par Biden et par Trump, mais aussi par Obama. Le retour des boys après tant d'aventures militaires coûteuses et décevantes au cours des soixante dernières années est devenu un impératif catégorique dans l'opinion américaine et dément spectaculairement la volonté proclamée par Biden -  « America is back »  - de voir les États-Unis s'investir à nouveau pleinement dans ce qui est parfois présenté comme une nouvelle guerre froide, cette fois-ci contre la Chine. Le lâchage de Kaboul signe la contradictionentre l'ambition et la fatigue américaines. Les Américains donnent le sentiment de pouvoir encore se battre pour leurs intérêts, mais pas, semble-t-il, pour leurs valeurs. 

Le crédit des États-Unis dans le monde va-t-il être affecté par ce fiasco ? 

Oui, bien sûr. Les Chinois ne manqueront pas de se gausser du nouveau tigre de papier et les États del'Indo-Pacifique, déjà tiraillés entre l'amitié américaine et la proximité massive et incontournable de la Chine, vont douter un peu plus des États-Unis. À court terme, la Chine devrait sans doute être prudente et y regarder à deux fois avant, par exemple, de tenter un coup de main sur Taïwan, car la réaction d'une Amérique humiliée ne pourrait être que brutale, mais la crédibilité des États-Unis dans le bras de fer avec Pékin en sort inévitablement amoindrie. D'autant que la société américaine n'a jamais été aussi divisée sur ses valeurs, donc sur ses ambitions. Ce que le monde a touché du doigt dans la plus grande stupeur, c'est la vertigineuse inutilité de la supériorité militaire. Par les temps qui courent, il importe moins d'être aimé que d'être craint, or c'est moins l'image de la trahison que celle de l'impuissance que nous renvoie aujourd'hui l'Amérique. On est tenté de dire, paraphrasant Jacques Brel : on a voulu voir Truman et on a vu Carter ! 

La France a-t-elle des leçons à tirer de la victoire des talibans en ce qui concerne son engagement militaire au Sahel ? 

Le parallèle a ses limites. Les situations sont très différentes, même si les États africains ont leur fragilité. Il reste que, le Sahel, c'était notre part du travail et que nous aussi nous tentons d'aider des sociétés vulnérables à faire face à la subversion islamo-terroriste et au crime organisé. Nous le faisons d'ailleurs en bonne intelligence avec les Américains. Les initiatives qui ont été prises ces derniers mois par le président Macron - leredimensionnement de notre effort militaire et la responsabilisation politique des États de la zone - ont cependant pour objet précis de nous épargner le piège du tout ou rien qui a « naufragé » l'action américaine en Afghanistan. En remettant en cause Barkhane, une opération devenue trop lourde, trop coûteuse et trop unilatérale, sans pour autant quitter le théâtre des opérations, nous adressons à nos amis africains un message clair, mesuré et responsable : nous nous battrons avec vous, mais pas à votre place. Par ailleurs, nous nous efforçons d'associer à l'action nos partenaires européens, car le sort du Sahel n'est ni l'affaire de la seule France ni même celle de la seule Europe du Sud. Nous avons sur ce point la satisfaction d'être mieux entendus que naguère. Nous ne nous faisons toutefois aucune illusion : rien n'est joué. 

L'Union européenne ne va-t-elle pas subir le contrecoup du désastre afghan, notamment sous la forme d'une nouvelle vague de demandeurs d'asile ? 

C'est l'évidence. Nous sommes les voisins du désastre : ce sont les Américains qui jouent, mais ce sont les Européens qui paient les dettes de jeu. L'évanouissement de la puissance américaine a trois conséquences précises : il libère des flots de candidats à l'émigration, dont l'Europe sera la destination privilégiée ; avec laculture systématique du pavot, il offre au crime organisé les moyens de relancer massivement chez nous laconsommation de drogue ; il offre enfin au terrorisme international la base territoriale arrière qu'il a perdue depuis la fin de Daech. Il est à cet égard un peu dérisoire d'entendre Anthony Blinken nous expliquer que les Américains ont « fait le job » puisque al-Qaida a été puni et que Ben Laden n'est plus ! Nous n'avons cependant qu'à nous en prendre à nous-mêmes de ce qui nous arrive, car nous payons le prix de notre nanisme politique. La montée en puissance de la Chine et le pivotement des Américains vers l'Indo-Pacifique créent, du cercle polaire au sud de l'Afrique, une verticale du vide que l'Europe, amorphe, apathique et fragmentée, paraît incapable d'occuper. La situation est d'autant plus pressante que nous sommes entourés de puissances inamicales et que notre « étranger proche » , le Moyen-Orient et l'espace méditerranéen, est traversé par des déséquilibres politiques, religieux, démographiques et climatiques à haut risque.La construction d'une Europe politiquement puissante est devenue, sous l'effet d'un désengagement américain partiel mais structurel, un véritable impératif catégorique. Les Européens ne peuvent plus, sans dommage, rester aux abonnés absents de la confrontation internationale.

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