Jean-Noël Barrot : "La France n’a jamais été aussi influente en Europe"
Retrouvez ci-dessous l'entretien accordé par Jean-Noël Barrot, Ministre délégué chargé de l'Europe, au magazine L'Express.
Propos recueillis par Eric Chol et Charles Haquet
Retrouvez également cet entretien sur le site de l'Express.
L’Express : Quel rôle joue la France dans la transformation de l’Europe ?
Jean-Noël Barrot : Comme l’a rappelé le président de la République à la Sorbonne, nous pouvons reprendre le contrôle de nos vies et de notre destin en Europe. Nous devons changer de modèle pour bâtir une Europe puissante, prospère et humaniste. En sept ans, la France a changé la donne en Europe : nous avons pesé dans chaque institution et dans chaque décision, notamment lors de la présidence française de l’Union européenne en 2022. Résultat : l’Europe n’a jamais autant épousé les positions françaises qu’elle ne le fait aujourd’hui. Cette Europe bleu-blanc-rouge, nous la devons à l’influence internationale d’Emmanuel Macron, à notre poids grandissant à Bruxelles et à notre position centrale au Parlement européen.
Il suffit de contempler le chemin parcouru depuis 2017 : directive sur les travailleurs détachés, salaire minimum européen, taxe carbone aux frontières, traitement des migrations irrégulières, émergence de l’Europe de la défense… Autant d’engagements pris en 2017 par le président de la République et qui, sept ans après, ont été tenus. Dernier élément qui, plus encore que les autres, témoigne d’une victoire idéologique des idées françaises : le concept de souveraineté européenne. A l’époque, il avait été reçu avec distance par nos partenaires, qui considéraient qu’il s’agissait là d’une nouvelle lubie française. Sept ans plus tard, après la crise du Covid et le déclenchement de la guerre d’agression russe en Ukraine, ce concept de souveraineté européenne s’est largement répandu. Nos partenaires se le sont approprié, à commencer par nos amis allemands, qui l’ont inscrit dans leur accord de coalition.
De toute évidence, l’Europe a changé profondément. C’est le résultat de l’impulsion décisive donnée par le président de la République et de l’influence française exercée par nos députés à Strasbourg sous la houlette de Valérie Hayer.
Pour conserver cette influence, la France doit peser dans les institutions européennes. Or, les Français y sont, par exemple, bien moins présents que les Allemands. Va-t-on rattraper ce retard ?
La France doit être présente à tous les étages des institutions européennes, y compris au sein des services. C’est la raison pour laquelle je recevrai prochainement les fonctionnaires français de la Commission, au moment où la mandature s’achève et où commence la suivante, pour leur présenter la vision de la France et nos priorités. Nous travaillons aussi aux renouvellements des postes. Dès que la Commission sortante cédera la place à la nouvelle, nous négocierons pied à pied la représentation de la France au collège des commissaires, dans les cabinets et les administrations.
Peut-on dire que l’Europe reste influente, malgré le dérapage de son déficit public ?
Bien sûr. Avec 450 millions de consommateurs, l’Union européenne reste le plus grand marché économique du monde. Le 18 avril, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont acté la nécessité de combler les écarts économiques avec les Etats-Unis ou la Chine et lancé un chantier majeur : un pacte sur la compétitivité créant les conditions pour un grand choc d’investissement en Europe. C’est un combat que la France porte depuis plusieurs années : dès 2017, Emmanuel Macron avait livré bataille pour imposer l’idée d’une "Europe puissance". Désormais, c’est un combat partagé avec nos partenaires européens, pour une Europe libre de choisir son destin, plus forte et moins dépendante.
En Ukraine, la situation est catastrophique. Armes, munitions… Kiev manque de tout. Après le vote par le Congrès américain d’une aide de 60 milliards de dollars, que peut faire l’Europe, tout de suite ?
Ce qui se joue sur le front ukrainien, c’est la sécurité et l’existence même de l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne a, depuis deux ans, franchi des paliers qui semblaient inatteignables il y a encore quelques années. Nous en sommes au 14e paquet de sanctions communes, nous apportons un soutien économique massif à l’Ukraine, avec les 50 milliards d’euros décidés au mois de février, et, bien sûr, un soutien militaire inédit, avec la Facilité européenne pour la paix, un fonds de 5 milliards d’euros incitant les états de l’UE à fournir armes et munitions à l’Ukraine. En complément, en France, le président de la République a signé un accord de sécurité avec Kiev qui nous engage jusqu’à 3 milliards d’euros en 2024.
Nous voulons maintenant aller plus loin et envoyer un double signal avant l’été. D’une part, un signal fort que le chemin vers l’adhésion à l’Union européenne sur lequel s’est engagée l’Ukraine est irréversible. D’autre part, un signal puissant sur notre détermination à soutenir l’Ukraine aussi intensément que nécessaire, en nous donnant les moyens financiers de le faire, avec, notamment, le nouvel emprunt européen proposé par la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, pour développer nos capacités industrielles de défense au service de l’Ukraine et de notre sécurité. Nous ne pouvons plus accepter que l’Europe dépende à 80 % du reste du monde pour ses matériels militaires.
Imaginez-vous une défaite ukrainienne face à l’envahisseur russe ?
Une défaite constituerait une grave menace à la sécurité de l’Union européenne, car chacun a bien compris que les dictateurs ne prenaient pas de vacances, que Vladimir Poutine ne s’arrêterait sans doute pas là, et que la violation des frontières de l’Ukraine bafouait l’ordre international fondé sur le droit sur lequel l’Europe s’est construite. Le combat des Ukrainiens, c’est aussi le nôtre.
PIB, compétitivité… Les chiffres montrent un énorme décrochage économique entre l’Europe et les Etats-Unis. Qu’a-t-on raté ? Et que peut-on faire ?
Ce décrochage n’est pas irréversible, à condition que l’Europe le veuille et se fixe des objectifs ambitieux, tels ceux qui avaient été définis par les Vingt-Sept à Versailles en mars 2022, pour devenir autonomes dans les domaines stratégiques de l’intelligence artificielle, du quantique, des biotechnologies, de l’espace ou de la fusion nucléaire. Cela suppose d’assumer un agenda d’investissement et de s’en donner les moyens.
Comment ? D’abord, en mobilisant l’abondante épargne des Européens grâce à l’achèvement de l’union des marchés de capitaux, qui permettra d’investir dans des projets industriels et technologiques et mettre fin à une situation inacceptable : la fuite vers les Etats-Unis de 300 milliards d’euros d’épargne européenne chaque année. Pour y parvenir, d’importantes mesures d’harmonisation sont en passe d’être adoptées, sous l’impulsion du couple franco-allemand. Ensuite, en activant le levier de l’emprunt commun, comme nous avons su le faire face au Covid-19. Vous évoquez le décalage avec les Etats-Unis. Je veux rappeler qu’à l’horizon 2027, la dette consolidée des Etats membres de l’UE plafonnera aux alentours de 80 % du PIB, là où la dette fédérale des Etats-Unis s’élèvera à 135 points de PIB.
Parlons maintenant du secteur numérique. Quel est le principal défi pour l’Europe ?
Nous devons réussir le défi de la transition numérique, c’est-à-dire l’appropriation par les citoyens, par les entreprises et par les administrations de ces outils qui peuvent leur faciliter la vie, diffuser le savoir et engendrer des gains de productivité. Nous devons le faire en accompagnant au mieux nos concitoyens plus éloignés du numérique. Vient ensuite la maîtrise par l’Europe de ses propres technologies : intelligence artificielle, quantique, cyber, nouveaux réseaux de télécommunications ou encore le cloud.
Dans l’année qui vient de s’écouler, des entreprises françaises ont réussi à se hisser au plus haut niveau sur une technologie émergente - l’intelligence artificielle générative -, au point que des géants du numérique américains recourent aujourd’hui à leurs services au profit de leurs clients. Nous avons donc tous les atouts pour entrer en pionniers dans cette nouvelle ère technologique. L’Union européenne peut soutenir financièrement les projets d’ampleur : sur l’intelligence artificielle, développons des programmes dédiés rassemblant des entreprises de plusieurs pays autour d’un projet commun. C’est le principe des PIIEC [NDLR : projets importants d’intérêt européen commun] cofinancés par l’UE.
Le 10 avril, le Parlement européen a adopté le pacte sur la migration et l’asile. Mais sa mise en œuvre s’annonce compliquée. Comment voyez-vous les choses ?
Avec l’adoption définitive de ce pacte, plus personne ne pourra parler d'"Europe passoire" puisque désormais, une solidarité concrète est actée entre les pays européens - notamment ceux de première entrée comme l’Italie, l’Espagne ou la Grèce. Les systèmes de protection des frontières vont être refondus, notamment les systèmes d’information, de manière à filtrer, contrôler et suivre le parcours des personnes qui entrent sur le territoire européen.
Nous aurons donc les moyens de faire respecter nos frontières, d’accueillir dignement les personnes sollicitant l’asile dans l’UE et de reconduire plus efficacement et rapidement celles qui auront été déboutées. Sa mise en œuvre prendra un peu de temps. C’est normal, étant donné l’ampleur de cette réforme historique.
Le dispositif vous semble-t-il adapté à l’ampleur des flux migratoires - qui ont enregistré en 2023 leur plus forte hausse depuis 2015 ?
Oui, car la réflexion s’est engagée il y a une dizaine d’années, à la suite des grandes vagues de demandeurs d’asile fuyant la guerre et des persécutions au Proche-Orient. Nous sommes parvenus à un point d’équilibre. J’en veux pour preuve qu’à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, où l’on préfère alimenter les problèmes pour en faire du carburant électoral plutôt que de les résoudre, on voit s’exprimer de très vives oppositions à ce pacte…
Entre le 6 et le 9 juin, les Européens votent. Quels sont les risques de cette élection pour l’UE ?
Le risque principal, c’est de voir s’affaiblir l’influence de la France dans l’UE, que l’Europe avance sans nous, et qu’en définitive elle nous échappe. De ce point de vue, le candidat qui fait la course en tête dans les sondages [NDLR : Jordan Bardella] a démontré que l’influence française en Europe ne l’intéressait pas.
Il ment quand il dit s’être opposé avec ferveur à des textes, alors que d’autres députés issus de sa famille politique, ont consacré beaucoup de temps et d’énergie à faire de l’obstruction parlementaire. Jordan Bardella ne s’est même pas donné cette peine. L’envoyer, lui et ses colistiers, à Strasbourg et à Bruxelles, c’est acter que l’avenir de l’Europe ne sera plus inspiré par la France.
Craignez-vous une abstention record ?
L’abstention n’est pas une fatalité. En 2019, elle est tombée sous la barre des 50 %, soit son niveau le plus faible pour des élections européennes depuis vingt-cinq ans. Le gouvernement est pleinement mobilisé pour informer les citoyens - y compris les citoyens européens résidant en France ou les Français de l’étranger - de la date du scrutin et de ses modalités, qui ont, signalons-le, été simplifiées. Cette année, pour la première fois, les procurations pourront être données en ligne, sans passer par le commissariat ou la gendarmerie. Enfin, tout est fait pour garantir la sincérité du scrutin dans un moment où nous sommes pilonnés par la propagande russe.
Avons-nous les moyens de lutter contre cette désinformation ? Et les révélations récentes sur le rachat de la chaîne Euronews en 2022, qui implique des proches du Premier ministre hongrois Viktor Orban, nationaliste et proche de Poutine, vous inquiètent-elles ?
Il ne se passe pas une semaine sans que nous n’observions, en France, une campagne coordonnée destinée à déstabiliser le débat public et fragiliser le soutien à l’Ukraine dans l’opinion. Sur les six dernières semaines, nous avons eu une campagne visant à faire croire que 2 000 soldats français étaient déployés en Ukraine ; la création d’un faux site du Ministère des armées pour appeler 200 000 Français à combattre en Ukraine ; le détournement du site du ministère de l’Intérieur pour faire croire à un durcissement des conditions d’accueil des réfugiés ukrainiens ; une fausse campagne d’information laissant penser que l’épidémie de tuberculose serait arrivée en France du fait de la présence dans les hôpitaux français de soldats ukrainiens ; une autre laissant penser - ou voulant faire penser - que la situation actuelle est à l’origine d’une vague d’annulation de réservations d’hôtel pendant les Jeux olympiques…
Autant d’ingérences intolérables de la Russie ou de ses courroies de transmission dans le débat public français. J’ajoute à cela que le 12 février dernier, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a révélé l’existence d’un réseau de sites dormants destinés à troubler l’opinion publique, en infusant des fausses nouvelles dénigrant le soutien européen à l’Ukraine : Portal Kombat.
Face à cela, nous avons créé un dispositif de vigilance renforcée autour de Viginum, service placé sous l’autorité du Premier ministre, dont la spécialité est de détecter et révéler les campagnes de propagande ou d’ingérence étrangère. Nous avons aussi porté une loi qui permet à la Commission européenne d’imposer aux plateformes de réseaux sociaux de lutter activement contre la désinformation.
Concernant Euronews, l’Europe vient d’adopter une nouvelle loi sur la liberté des médias. Ce texte garantit les conditions de pluralisme et d’indépendance qui nous protègent contre la prise en main par des intérêts étrangers de médias européens. La France est très vigilante quant à sa mise en œuvre.