Jean-Noël Barrot : "Les États sont plus forts que les géants du numérique"
Emmanuel Gavard et Gilles Wybo pour StratégiesAvant l'examen de son projet de loi de sécurisation et de régulation de l'espace numérique, Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications et vice-président du MoDem, accorde un entretien dans Stratégies. Lire son entretien.
Vous avez pris la parole récemment pour «menacer» Twitter de ne plus être acceptée en France et en Europe, car elle concentre beaucoup de griefs A-t-on un «problème Twitter» en France?
Jean-Noël Barrot : Sur la question de la désinformation, clairement, Twitter est sur une pente glissante. Lorsqu'Elon Musk a repris le contrôle de la société, il a décidé de changer son fonctionnement, et en particulier, l'organisation de la modération de contenu. Il a pris une décision radicale, celle de sortir du code de bonne conduite contre la désinformation, un code auquel 34 géants du numérique ont adhéré volontairement. Ce code est annexé à un règlement européen, qui prévoit des sanctions et des interdictions en cas d'infractions.
Le retrait de ce code de la part d'Elon Musk est un droit, mais à partir du 25 août prochain, le règlement sur les services numériques (DSA) entrera en vigueur, et lutter contre la désinformation sera une obligation.
En cas de manquement, des amendes sont prévues, et en cas de manquements répétés, une interdiction de la plateforme est possible.
Concernant la régulation des sites pornographiques, comment assurer l'équilibre entre protéger les mineurs et ne pas passer pour un «censeur» auprès des adultes?
Le juste équilibre est tout trouvé : il passe par la vérification de l'âge. Il y a des produits et services dont nous voulons préserver les plus fragiles, notamment nos enfants, pour des raisons de santé mentale ou physique. C'est la raison pour laquelle, dans l'espace public, des limites d'âges sont appliquées - globalement - et limitent l'exposition des jeunes enfants à l'alcool, à la pornographie Cela n'existe pas en ligne, ce qui pose toute une série de problèmes et, en particulier, l'exposition massive des enfants aux contenus pornographiques.
Il ne m'appartient pas de juger si un adulte doit ou ne doit pas aller consulter des sites pornographiques, mais il est clair que nos enfants ne doivent pas y être exposés.
Et s'ils le sont, c'est parce que les sites internet en question ne vérifient pas l'âge - alors même qu'ils le pourraient - car cela représente 10 à 20 % de leur trafic, et donc de leurs recettes publicitaires. Une loi a déjà été adoptée en 2020 pour les contraindre à le faire. Sans succès. Une procédure judiciaire est en cours depuis un an demi, concernant les cinq principaux sites, et j'espère que le verdict sera exemplaire.
Pour l'avenir, je souhaite que nous allions plus vite. C'est pour cela que j'ai ajouté dans le projet de loi des propositions sénatoriales issues d'un groupe transpartisan qui propose de donner à l'Arcom non seulement le pouvoir de mettre en demeure, mais aussi d'ordonner le blocage et le déréférencement des sites en quelques semaines.
Vous parliez tout à l'heure de «l'ère de la responsabilité» pour les grandes plateformes N'a-t-on pas été trop laxiste sur internet pendant plus de dix ans?
Je crois plutôt que le numérique occupe une place plus importante dans nos vies quotidiennes, et que l'insécurité que rencontrent nos concitoyens sape leur confiance dans le numérique.
On peut parler des enfants, mais aussi des victimes de cybersécurité, de certaines entreprises de la tech, confrontées à des pratiques déloyales de la part de géants qui se sont octroyé des positions de monopole. Donc le moment est venu de garantir que les droits sont respectés en ligne, et que les conditions d'un ordre public soient rassemblées. C'est nécessaire pour retrouver confiance dans la transition numérique et pour que ces désordres ne viennent pas ternir tous ses bienfaits dans nos vies.
On dit souvent que les géants du numérique sont plus forts que les États. Tous ces règlements, DSA [Digital Services Act], DMA [Digital Markets Act], sont-ils là pour prouver que non, les États restent plus fort que les géants?
Oui, les États sont plus forts, et notamment les États européens, puisqu'ils forment le plus grand marché du monde et ont réussi à se mettre d'accord pour mettre en place des règles.
On a souvent reproché à l'Europe d'avoir une politique de concurrence trop exigeante. Il n'y a aucune raison que les géants du numérique ne se plient pas aux exigences que l'on s'applique à nous-mêmes. On a considéré qu'aux origines, internet étant un espace de liberté, les plateformes occupaient une place d'hébergeur, et ne devaient pas être tenues pour responsables de ce que d'autres entreposaient en leur sein. On voit bien que cette définition ne correspond plus à la réalité.
Et sans aller sur les mêmes exigences que ce que l'on impose à nos organes de presse, nous allons, en Européens, fixer un cadre de responsabilité.
Ensemble nous sommes très forts, et nous allons poursuivre dans cette voie, mais aussi faire attention à fixer des règles communes, de manière que les entreprises puissent se développer dans un marché unique où les règles sont les mêmes, quel que soit le côté de la frontière où elles exercent. C'est une chose souvent reprochée par les start-up : la fragmentation des règles entre les pays européens comme un obstacle à leur croissance. L'un des objectifs de ce règlement c'est aussi d'harmoniser les règles entre nous.