Jean-Noël Barrot : « L’Europe doit s’affirmer comme une grande puissance »
Dans un entretien accordé au journal Ouest-France, le chef de la diplomatie française, Jean-Noël Barrot, plaide pour une « Europe puissance » prête à se faire respecter et salue « l’espoir qui se lève » au Proche-Orient.
Tous les regards du monde sont rivés sur Washington. Dans quel état d’esprit allez-vous vivre l’investiture de Donald Trump, ce lundi ?
L’amitié franco-américaine a plus de deux siècles. Elle a surmonté cinquante-neuf élections présidentielles américaines, elle s’adaptera à la soixantième ! L’investiture est un moment fort dans la vie démocratique des États-Unis. Je souhaite un plein succès au nouveau président et à son administration.
Quand on entend le président Trump parler d’annexer le Canada, d’envahir le Groenland, on se demande s’il est un allié fiable. C’est votre sentiment ?
Je ne crois pas que nous en arriverons là.
Il est naturel que Donald Trump promeuve les intérêts américains, c’est son « job ». À nous de défendre les nôtres et d’être intransigeants sur tout ce qui n’est pas négociable.
Au Groenland comme ailleurs, les frontières européennes ne sont pas négociables. Il en est de même de nos processus démocratiques.
Il est toutefois allé très loin…
Nous vivons un moment où l’on voit revenir la loi du plus fort. Dans ce contexte, l’Europe doit s’affirmer sans aucune inhibition, sans aucun complexe. L’Europe est une grande puissance qui s’ignore, alors qu’elle dispose de capacités considérables, dans les domaines politique, militaire, économique et culturel.
Face au nouveau désordre mondial, l’Europe doit se révéler comme une grande puissance.
Donald Trump parle un peu comme Vladimir Poutine ou Xi Jinping comme s’il dirigeait un empire prêt à bousculer ses voisins ou alliés. Cela vous inquiète-t-il ?
On assiste au retour, à l’échelle mondiale, des logiques d’empire, qui considèrent que les frontières peuvent être des variables d’ajustement. Face à cela, l’Europe doit s’affirmer comme une grande puissance. Ce qu’elle est.
Pas totalement…
Si, elle l’est. Nous sommes le plus grand marché économique du monde, nous sommes une puissance sur le plan militaire.
Personne n’a intérêt à entrer en conflit avec l’Union européenne.
Nous devons rester fidèles à ce qui a permis une organisation équilibrée des échanges, fondée sur le droit plutôt que sur la force, tout en affirmant notre propre puissance pour être crédibles lorsque nous défendons le droit.
Donald Trump annonce une guerre commerciale à venir. Est-ce du bluff ?
Qui a intérêt à une guerre commerciale entre les États-Unis et l’Europe ? Les Américains ont un déficit commercial vis-à-vis de nous, mais c’est l’exact inverse en termes d’investissements. De nombreux intérêts ou entreprises américaines sont présents en Europe.
Si nous en venions à élever nos droits de douane, les intérêts américains en Europe seraient les grands perdants.
Nous sommes prêts à réagir ?
Si nos intérêts sont atteints, nous réagirons avec une volonté de fer. Mais avant d’engager nous-mêmes une forme d’escalade, il nous appartiendra de faire la démonstration que les États-Unis ont tout à perdre à une guerre commerciale avec l’Europe. Nous avons beaucoup changé depuis le premier mandat de Donald Trump, l’Europe s’est dotée d’instruments de défense commerciale. On l’a vu concernant les véhicules électriques importés de Chine.
Que chacun ait bien conscience que l’Europe a décidé de faire respecter l’équité dans les échanges commerciaux. Si nous constatons des pratiques abusives ou déloyales, nous répliquerons.
Sur l’Ukraine, Donald Trump veut un accord de paix et réduire le soutien à Kiev. Les Ukrainiens ont-ils raison d’être inquiets ?
Ce qui se joue, c’est la sécurité des Européens et l’avenir du droit international. Si l’Ukraine était aujourd’hui forcée de capituler, ce précédent consacrerait définitivement la loi du plus fort. Comme une invitation permanente lancée à tous les régimes autoritaires à envahir leurs voisins, en toute impunité.
Une telle consécration porterait certainement atteinte aux intérêts des États-Unis, notamment dans le Pacifique ou en mer de Chine. Je crois que le Président élu en a pleinement conscience.
Les Européens sont-ils prêts à soutenir l’Ukraine si l’aide américaine faiblit ? Jusqu’où la France est-elle prête à s’engager sur les futures garanties de sécurité ?
Aucune paix n’est envisageable en Ukraine sans la participation des Européens. Nous ne reviendrons pas dans le monde d’avant la guerre d’agression lancée par la Russie.
La menace a muté. Elle a pris la forme d’une invasion à grande échelle, elle s’est internationalisée, elle s’est hybridée.
Soit nous restons aveugles à cette mutation et nous laissons la ligne de front se rapprocher de nous au risque d’être un jour entraînés dans la guerre, soit nous élevons significativement notre défense pour dissuader la menace, et nous aurons la paix.
(...)
L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine avait ressoudé l’Otan. Est-elle menacée par le retour de Donald Trump ?
Nous devrons faire plus, quoi qu’il arrive, parce que nous avons changé de monde. Il n’est pas exclu que les États-Unis réduisent le niveau de leur engagement dans l’Otan.
Plutôt que de voir cette hypothèse comme une tragédie, voyons-le comme une opportunité que l’Europe puisse prendre une place centrale dans l’Alliance, pour y développer sa vision et ses propres capacités.