"La réponse à la Cour suprême des États-Unis doit être mondiale" : l'analyse d'Otilia Ferreira
Gynécologue obstétricienne, ancienne conseillère régionale, Otilia Ferreira nous explique les conséquences humaines, sociales et économiques que va entraîner la décision de la Cour suprême américaine d'avoir renversé l'arrêt de 1973 qui garantissait le droit à l'avortement dans tout le pays. Interview.
À la suite de la décision de la Cour suprême américaine d’avoir renversé l’arrêt historique de 1973 qui garantissait le droit à l’avortement dans l’ensemble du pays, qu’est-ce que cela signifie concrètement pour les américaines ?
En révoquant le droit à l’avortement le 24 juin 2022, la Cour suprême a écrit une très grande victoire pour le camp ultraconservateur. En 1973 l’arrêt Roe vs Wade, au nom du droit au respect de la vie privée (garanti par la Constitution), consacra la liberté des femmes d’avorter et créa jurisprudence avec protection du droit à l’avortement jusqu’à la fin du deuxième trimestre.
La Cour suprême motive sa décision par la nécessaire séparation entre l’Etat fédéral et les Etats fédérés. Considérant que l’avortement relève de la santé publique et non du droit des femmes, elle en confie la responsabilité aux Etats fédérés, leur accordant ainsi une totale liberté pour légiférer. 26 États (sur 50) sont susceptibles d’interdire l’avortement.
C’est l’aboutissement d’un parcours politique finement conduit depuis cinquante ans. Les neuf membres de la Cour suprême siègent à vie. Les présidents républicains ont successivement nommé des juges jeunes, militants pro-vie et conservateurs chrétiens, agissant sur le long terme. Durant la campagne de 2016, Donald Trump s’est engagé sur l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade et pendant son mandat il a nommé trois juges acquis à sa cause.
C’est le premier épisode de l’idéologie fondamentaliste pour mettre la religion au pouvoir. Après un récent arrêté accordant de la place aux religions dans les écoles, les juges ont décidé de revoir toutes les jurisprudences du droit du respect de la vie privée et cibleront prochainement l’accès à la contraception, la dépénalisation des relations homosexuelles, le mariage pour tous, l’immigration, la protection des personnes transgenres.
La Cour suprême applique la politique de Donald Trump, initiée dès 2017 par la règle du bâillon (Global Gag Rule) qui privait de subvention toute association dont le statut portait les mots avortement ou contraception et qui créa un manque de 600 millions de dollars d’aide à l’international pour la cause des femmes.
Le but affiché est clair : terrasser les droits des femmes avec une régression sociétale au XIXème siècle.
Est-ce que l’interdiction de l’IVG concerne également l’interruption médicale de grossesse ? Y’a-t-il un risque d’automédication ou de recours aux « aiguilles à tricoter » de nos grands-mères ? Quelles seront les conséquences pour les femmes qui ne respecteraient pas la loi ? Et pour les médecins qui pourraient braver la loi ?
La Cour suprême ne s’encombre pas de différenciation entre interruption volontaire ou médicale. Elle supprime le droit à l’avortement au nom du principe du respect de la vie, quelle qu’elle soit. Ce faisant elle fait chuter le diagnostic prénatal.
Les conséquences sanitaires sont prévisibles. Cette décision place les américaines dans la situation de la France qu’a si bien décrit Simone Veil à la tribune de l’Assemblée Nationale en 1974, celle des avortements clandestins avec leur lot d’infections, de stérilités et de décès.
Nous pouvons craindre des sanctions répressives pour toutes celles et tous ceux qui deviendront des hors-la-loi : les femmes qui avortent et les professionnels engagés qui les accompagnent.
D’un point de vue économique, quelles seront les conséquences d’une telle décision pour l’économie américaine ? À quel point les inégalités risquent-elles d’exploser ?
La décision de la Cour suprême brise les droits des femmes et leur dénie le choix de leurs vies.
Les droits reproductifs et la santé sexuelle sont le moyen pour les femmes d’accéder à l’autonomisation. Les jeunes filles empêchées d’avorter deviendront mères sans l’avoir choisi et interrompront leurs études. Femmes moins diplômées, augmentation de la pauvreté et de la précarisation des femmes, écart salarial femmes/hommes majoré, dépendance financière dans le couple deviendront le lot des femmes.
Les femmes à faible revenu, les précaires, paieront le prix fort car elles ne pourront pas couvrir les dépenses pour accéder à un avortement dans de bonnes conditions dans un état démocrate.
Les voies de résistance sont peu nombreuses. Il n’y a pas de moyen de recours. Le Ministère de la Santé américain envisage de faciliter l’accès à la pilule abortive, adressée par voie postale mais sa prise requiert le préalable d’une consultation médicale, non autorisée ! Certaines grandes entreprises s’engagent à prendre en charge les frais de déplacement de leurs salariées vers un état démocrate mais cela ne concerne qu’une très faible part d’américaines.
La vraie résistance ne peut venir que du peuple américain. Face à cette régression la conscience se mobilisera comme elle le fit dans les années 60 avec les luttes et les conquêtes du féminisme américain.
Ce vote entraîne une répercussion mondiale car les mêmes forces conservatrices et rétrogrades sont à l’œuvre partout, en Europe et en France. Il nous oblige à un véritable engagement pour la protection des droits des femmes par tous les moyens et dans toutes nos décisions politiques. C’est le seul rempart pour préserver notre choix de société.