Carnet d'Ukraine : récit du témoignage de Boutcha
Nataliia Pylypenko, réfugiée ukrainienne, a trouvé l'asile à Paris avec ses deux petits enfants grâce à une très généreuse famille française. Depuis leur arrivée en France, le 15 mars 2022, Nataliia, professeur de langues étrangères, écrit tous les jours sur les évènements tragiques qui se déroulent dans son pays où son mari est resté.
Nataliia nous livre aujourd'hui la traduction d'une partie d'un livre relatant des témoignages d'Ukrainiens vivant la guerre : "Plakhta", d'Iryna Govorukha.
La guerre est soudainement arrivée à nos yeux, ouvrant la porte à coups de pied. Juste là à Gostomel, les hélicoptères, leurs frappes. J'ai paniqué. Nous avons une fille, Eva, âgée de trois ans. Sur la route, des milliers de voitures chargées de poussettes, de valises, de sacs, les flux de réfugiés ne cessant point.
J'ai dû aménager une salle de jeux au sous-sol. On a emporté des jouets, des couvertures, des livres. Sur les étagères, entre les pots de gelée d'abricot et de confiture de raisins, des licornes en peluche étaient disposées. Tout n'est pas si mal, sauf le froid... La cave est humide, en dessous de 0 °C, et Eva ne s'est pas encore remise de sa bronchite. Mais le pire, c'étaient les bruits.
Mon Dieu, comment une planète aussi paisible peut-elle subir des tonalités si insupportables ?
Rue Vokzalna
Nous vivons la rue Sadova, la maison 3. La rue Vokzalna est à dix mètres. Je ne pouvais même pas imaginer que la horde russe convoiterait cet endroit tranquille de Boutcha. Mais les Russes avaient d’autres projets. Ils se sont installés dans la rue Vokzalna et engagés tout leur attirail militaire. À 300 mètres de nous, une bataille acharnée s'engage et dure environ 5 heures. J'étais hystérique. J'ai crié et pleuré, incapable de me contrôler. Cela est devenu insupportable lorsque la maison du voisin a pris feu. L'ardoise de la toiture sifflait et éclatait, mais dans notre cour se trouvaient 2 voitures ravitaillées en essence. Eva sanglotait avec moi. On dirait que des réflexes de protection sont apparus. Après la bataille, lorsque la colonne de chars était « étalée sur les omoplates »[1], des rafales automatiques étaient chargées. Des coups de feu ont été tirés dans les tempes.
Le silence s’installant progressivement, nous sommes descendus pour inspecter les dégâts.
Par exemple, la station autonome fournissant de l’eau était complètement écrasée, retournée. À la suite des coups de feu, les fondations et les murs de notre maison se sont fissurés. Un obus a transpercé le rideau tandis que le deuxième s’est coincé dans le placard. Un "morceau" d’un Kadyrovits[2] s'est envolé vers le jardin. Il était sans jambes et sans joue droite. Immédiatement, le maire est venu et a commencé à rassurer tout le monde :
« - On a survécu ! Il n’y a rien d’autre à attraper. Restez calmes et rentrez chez vous. »
Le même jour, l’électricité est réapparue.
Le 4 mars, ma mère m'a appelé et m'a parlé de la colonne de chars se déplaçant le long de la rue Steklozavodska. La nuit, une bataille a éclaté pendant que l'artillerie retentissait sans arrêt.
Le cinquième matin, un silence atypique en temps de guerre pesait. Tout à coup, une vidéo est apparue dans l’espace de discussion instantanée d’une application montrant un drapeau flottant au-dessus de la « maison blanche[3] ». Ils se sont immédiatement préparés à partir le long de la voie ferrée d'Irpin. Mon père est allé en reconnaissance. Il a regardé dans la rue et une balle a atterri dans sa botte. Un tireur d'élite l'a repéré et a ouvert le feu. Il est devenu évident que l’évacuation était impossible. Encore obligés à rester au sous-sol à tenter le réapprovisionnement des produits. Au lever du soleil celui du froid glaçant, tout comme le cri d'Eva : « Maman, je veux dormir en pyjama, pas avec une veste et des bottes. »
Le soir, les orks[4] ont commencé à faire le tour des maisons et ont organisé des contrôles. Ils braillaient, piétinaient, discutaient, faisaient claquer les volets, défonçaient les portes. Une voiture est entrée dans notre cour et a démoli un poteau électrique, nous privant de la "dernière" source de lumière. Il s'agissait d'un groupe de reconnaissance, bien armé et arrivé à bord d'un véhicule de combat dernière génération. Ils recherchaient des observateurs d'une bataille récente. Le « grand » patron nous parlait. Il a expliqué pourquoi ils ne sont pas partis (la guerre n’est pas une blague) et s’est vanté que sa petite-fille avait elle-même le même âge que la nôtre. Il a donné l'ordre de déplacer le véhicule blindé vers un autre endroit afin de ne pas effrayer le bébé. J'ai tenu Eva dans mes bras, elle s’accrochait à ma bouche. J'avais peur de m’effondrer de douleur.
Les hommes se sont vus confisquer leurs téléphones contenant des photos de colonnes de chars, de la correspondance dans diverses messageries instantanées et des propos peu flatteurs à l'égard des rashistes[5].
Le 6 mars, mon papa a été emmené pour être interrogé, et une heure plus tard, ils sont venus chercher mon mari. Nous sommes restées seules dans la grande maison. Elle était encerclée par 16 personnes.
Les Russes sont venus plusieurs fois ce jour-là. Ils ont apporté de l'eau, des jouets, des bonbons pour les enfants. 15 personnes ont été amenées de Gostomel et se sont installées avec nous au deuxième étage. Un médecin avec quarante ans d'expérience, qui a travaillé toute sa vie à l'Institut de traumatologie, regardait nerveusement sa montre et préparait le nécessaire : les compte-gouttes, les seringues, les ampoules pointues et les bandages. De temps en temps, il essayait lui-même d’anticiper le nombre de blessures possibles.
Environ 5 de nos hommes ont été embarqués. Je n'aurais jamais pensé aimer autant mon mari. Plus tard, ils nous ont rapporté qu'ils avaient roulé dans la voiture marquée numéro 200[6] et qu'ils avaient survécu à un long interrogatoire insensé. N’ayant rien obtenu, ils ont été bandés, les yeux et les mains, placés contre le mur et fusillés aussitôt.
Certains hommes ont été libérés et ont même reçu une contravention confirmant le passage du contrôle. Ils n'ont pas vu le visage de leur sauveur, mais je sais avec certitude que le Seigneur Dieu lui-même est venu dans la chambre de torture. Mais tous les autres détenus ont été tués le même jour.
On survivait comme on pouvait. Il était interdit d'allumer un feu pour cuisiner, alors mon père s'est adapté. Il préparait des soupes pour nous et pour quinze habitants de Gostomel. Il servait du thé et du café. Tout le monde avait froid. Dans la maison, à cause des vitres brisées et du chauffage éteint, le thermomètre fixait -9 °C. Le matin, au sous-sol, il faisait -5 °C.
Tout était confus : le jour de la nuit et inversement. Les russes ont placé des obusiers entre les maisons et ont recouvert Irpin de feu. Étonnamment, les enfants dormaient donc nous avons prié dans un silence de cathédrale. Je ne pouvais point me nourrir... Il était aussi strictement interdit de téléphoner : un seul appel, et le char détruisait la maison sans sommation. Une femme de Gostomel a essayé de dire discrètement à son mari où elle se trouvait, et j'ai crié avec fureur : « Une fois de plus que je vois le téléphone dans ta main, je te le fais manger ».
Nous étions désespérés. Eva se plaignait d'une sensation de brûlure dans la partie intime de son corps, mais il n'y avait aucun moyen de la laver. Pas un pas possible dans la rue. Les Russes ont donc apporté leur matériel et leurs provisions. Le quartier général a été installé dans l'école maternelle. Sous nos yeux, un gars qui circulait en vélo a été visé par un coup de feu, simplement parce qu’il pédalait et filmait les conséquences de la guerre. Ils lui ont tiré une balle dans la jambe et le téléphone est tombé puis a été brisé avec une botte. Le type en question avait besoin d'une opération, sinon il risquait de se vider de son sang. Les orks se sont contentés d’un sourire narquois, ont disposé le pauvre garçon sous la barrière. Bientôt, le blessé fut poussé dehors dans le jardin et fusillé. À ce moment-là, il a poussé un cri perçant.
Le 11 mars. Ce jour-là, nous avons manqué de nourriture, puis la bronchite d'Eva s'est aggravée. Dans le même temps, tous les réfugiés de Gostomel se sont dispersés dans toutes les directions. Mon beau-père a trouvé une vieille radio, l'a réactivée avec les mêmes piles usagées. Nous avions entendu dire qu'à partir de 09h00 ils offraient un « couloir vert ». [7] Il était 9h30, alors on se préparait nerveusement. Eva se battait pour chaque jouet, je ne comprenais pas ce qui était utile ou pas. Ils n'étaient pas autorisés à conduire en voiture, ils ne laissaient passer que les personnes à pied et uniquement jusqu'à Irpin. On a mis l'enfant dans une poussette, on s’est enveloppé dans des serviettes et on a tenu le chien en laisse. Avant de partir, j'ai allumé mon téléphone pendant une seconde, j'ai noté le numéro du proche auquel on allait s'adresser pour obtenir de l'aide avant de dissimuler mon appareil.
Nous avons d'abord vu la rue Sadova. Les morts s’accumulaient dans des positions inconfortables. Les maisons couvertes de suie se dressaient à droite et à gauche. Nous avons traversé l'école, le champ, la rue Yablunska. De nombreux cadavres jonchaient le trottoir, seuls et en couple. Ceux qui étaient à pied et ceux qui étaient à vélo. Sous chacun, il y avait de la terre rouge.
Je portais un enfant de 3 ans et je ne pouvais pas lui fermer les yeux. Elle demandait tout le temps : « Maman, pourquoi cet homme dort-il ici ? Et ce grand-père ? »
En effet, pourquoi ce grand-père, qui n'a pas encore vécu toute sa vie normale, regarde-t-il le ciel avec ses yeux trop bleus ?
Au même moment, les orks sont sortis en courant d'une cour retranchée :
« Stop ! Qui êtes-vous ? Les mains en l’air !». Nous avons levé les mains vers le ciel. Mon enfant de 3 ans a également sorti ses mains sales de la poussette. Au dernier point de vérification, l'homme a bloqué la route en insistant :
« Tu ne peux pas y aller ! Le couloir n'ouvrira qu'à trois heures, alors maintenant tu pars ».
J'ai dû revenir par la même route détruite. Nous avons été acceptés à l'école et nourris par le bortsch, la soupe traditionnelle ukrainienne. Eva a mangé avec un grand appétit, puis s'est endormie. Mon beau-père (souffrant de ses jambes) a décidé de rester dans le sous-sol de l'école. Ma belle-mère aussi.
À trois heures, nous avons fait une deuxième tentative et nous avons vaincu une fois de plus la rue Yablunska. Sur le pont d’Irpin s’étalaient des morceaux de fer, les mains d’inconnus, des pneus endommagés… Soudain, une voiture nous a rattrapées et après 300 mètres elle a pris feu, explosée par une mine. Une puissante explosion tel un gisement de flammes en action et c’est tout. Personne n’était à l'intérieur. Nous avons repris tant bien que mal la route, mais étions pétrifiés. Le premier désir était de rebrousser chemin, mais mon père a ordonné d'avancer.
Le pont bombardé d’Irpin
Un peu plus tard, nous avons vu des bus alignés en une longue file. Des voitures privées ont rejoint les bus situés près du poste de contrôle russe. La nuit tombait rapidement, la neige s’abattait, la température chutait à -10°C. J'avais très peur que le « couloir vert » ferme maintenant et que nous devions passer la nuit dehors.
Puis la bataille a repris au même rythme que le sifflement mortifère des explosions des mines. Les chauffeurs, arrivés de la région tranquille de Darnitsa (l’arrondissement de Kyïv à l’ouest de Dnipro), étaient effrayés : ils n'étaient pas prêts pour une telle guerre. Le personnel du ministère des Situations d'urgence a commencé à nous chercher un endroit pour la nuit et a trouvé une maison inachevée à trois étages. Sans meubles, soutenue par des murs nus et des sols découverts. 40 femmes et 40 enfants ont été placés au sous-sol. Là, quelqu'un était déjà assis devant les canonnades, alors que des tapis, des matelas, des couvertures étaient posés. Nous avons commencé à coucher les enfants.
Par malchance, les égouts ont éclaté, c’est-à-dire que les toilettes du troisième étage ne pouvaient pas supporter une telle charge. Les mères, inquiètes, ont commencé à se lever à peine réveillées, mon bébé a poussé un cri apeuré. L'odeur rongeait les yeux et arrachait les narines. Mon mari a miraculeusement découvert une chaise de pêche. Il s'est assis, a mis sa fille sur lui et ils ont donc passé toute la nuit dans cette position. Je me suis réveillée avec les doigts gelés. Mon père ne s'est pas couché. Tout le monde est parti. Le chien, sale jusqu'au museau, m'a sauté dessus, peut-être par crainte ou réconfort. Il n'y a pas d'eau et les produits d’hygiènes sont également en rupture.
À 5 heures du matin, les gars qui nous accompagnaient sont allés négocier avec l'ennemi. Pendant une heure, ceux-ci les ont battus, les obligeant à s'allonger sur le trottoir. En conséquence, le passage était autorisé, mais il n’y avait aucun chauffeur à proximité. Les gars, habitués aux urgences, sont allés chercher de nouveaux chauffeurs et en ont trouvé trois. Les enfants réclamaient à manger.
Des hommes ont été emmenés au poste de contrôle et l’on nous a ordonné de fermer les rideaux. Le bébé pleure. Ici et là, une voix triste se faisait entendre :
« Ne tue pas papa ! s'il te plaît ! »
J’avais le cœur serré, comprenant qu'à partir de ce moment nous n'étions plus des épouses, mais des veuves. Soudain, la porte s'est ouverte et nos maris, pères, frères sont entrés. Il s'est avéré que les rashistes ont ouvert le feu sur des téléphones portables.
Enfin, un checkpoint ukrainien :« Gloire à l'Ukraine ! »
Les gens qui étaient dans le bus ont commencé à éclater en sanglots de soulagement. Nous nous sommes donc retrouvés à Belogorodka, tout près de Kyïv. Cette fois-ci, on recommençait à goûter au sentiment de liberté. À l'arrière, les bénévoles cuisinaient sur des feux de camp des saucisses cuites et des bouillies. Dans le froid, la saucisse a été gelée pendant une ou deux minutes et la bouillie mélangée avec des éclats de glace. Notre appétit était si grand que nous avons tout dévoré. Mon Eva, partie sans déjeuner ni dîner, a avalé trois saucisses surgelées et en redemandait encore. J'ai emprunté un téléphone et composé le numéro de mon oncle qui habite à Morshyn (à l’ouest de l’Ukraine). En pleurant, j’ai prononcé : « Nous sommes vivants ».
Il a répondu, la voix emplit de larmes : « venez chez nous immédiatement ! »
Nous avons passé 11 heures dans le train, affamés, sales, fatigués. Les gens se sont assis à proximité et ont nourri les enfants avec du porridge en conserve, réchauffé dans le vestibule sur une tablette d'alcool. La bouillie provenait des rations rashiste. Juste avant Lviv, notre chien n'a pas pu le supporter et a fait ses besoins sur moi.
Nous avons passé un mois à l'ouest de l'Ukraine. Je n'oublierai jamais la première fois que j'ai lavé Eva et que de l'eau noire stagnait dans la salle de bain. On a entendu comment les sirènes, qui n'avaient jamais retenti à Boutcha, se sont déclenchées. Ma seule volonté a été de me rendre chez le médecin pour guérir une toux coincée dans la poitrine d’Eva. Nous nous sommes tournés vers des bénévoles et bientôt, Eva et moi serons envoyées en Italie.
Demain, nous avons hâte de rentrer chez nous à Boutcha.
[1] Expression de langage en Ukraine similaire à « mettre quelqu’un au tapis » en France. C’est remporter la victoire sur son adversaire.
[2] Nom pour désigner les soldats tchétchènes du général Kadyrov.
[3] Nom de l’administration centrale des villes ukrainiennes, comme une mairie en France.
[4] Créature fantastique et barbare utilisée par les ukrainiens pour désigner les soldats russes.
[5] Terme dépréciatif pour désigner la politique, l’idéologie et les pratiques de l’État russe.
[6] Voiture transportant les cadavres des soldats et civils ukrainiens pour les remettre à leurs proches. Il existe aussi la « voiture 300 » qui elle transporte les blessés en état d’urgence.
[7] Couloir humanitaire pour évacuer les civils ukrainiens, notamment les femmes et les enfants.