Jean-Louis Bourlanges : "Dans ce monde, toutes les amarres sont lâchées"
Jérôme Cordelier pour Le PointDans un entretien accordé au Point, Jean-Louis Bourlanges, Président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée nationale et député des Hauts-de-Seine, explique en quoi la guerre entre le Hamas et Israël intervient dans une séquence inédite de l’histoire. Lire son entretien.
Le Point : Voyez-vous un lien entre le drame d'Arras, les événements d'Israël et l'anniversaire de Samuel Paty ?
Jean-Louis Bourlanges : Je crois que le lien est évident. Il existe, au sein de la société française, une minorité extrémiste qui ne comprend pas la différence entre la sauvegarde des droits du peuple palestinien à vivre au sein d'une communauté libre et indépendante et la mise en cause, totalement illégitime et condamnable, du droit d'Israël à vivre dans des frontières sûres et reconnues.
Rien n'est pire que cet amalgame entre la défense des droits légitimes de la communauté palestinienne à vivre en liberté, le rejet d'une pluralité religieuse, qui est au fondement de la conception française de la laïcité, et, abomination suprême, la dénonciation du droit à l'existence des Juifs en tant que Juifs.
La nation tout entière doit se mobiliser contre cet effroyable amalgame. Le combat pour la mémoire de Samuel Paty assassiné [professeur d'histoire tué le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine par un terroriste tchétchène, NDLR] rencontre ici une tragique raison de se remobiliser.
Israël, Palestine, Arménie, Ukraine… Quel impact sur la géopolitique mondiale ?
Ce sont des crises qui ont lieu sur des théâtres distincts mais qui sont articulées les unes aux autres. Elles manifestent toutes une nouvelle « brutalisation » des relations internationales, pour reprendre l'expression appliquée par l'historien George Mosse à la Première Guerre mondiale.
Aujourd'hui, les pulsions de violence et de domination s'expriment sans fard ni retenue.
Mon vieil ami Pierre Hassner [philosophe roumain (1933-2018) spécialiste des relations internationales, NDLR] disait naguère son inquiétude devant un monde qui ne prendrait même pas la peine d'être hypocrite dans l'expression de ses ambitions.
Je crains que ce temps ne soit désormais le nôtre. Toutes les amarres ont été lâchées. Aliev [président de l'Azerbaïdjan, NDLR], Poutine, Trump, Netanyahou, le Hamas, et j'ajoute Xi. Voilà des dirigeants qui ne se soucient de rien d'autre que de leur capacité à dominer, à assujettir et à écraser et dont les entreprises ne sont adossées à aucune forme d'idéologie émancipatrice, fût-elle totalement pervertie comme c'était le cas du temps de l'Union soviétique.
Max Weber [économiste et philosophe allemand (1864-1920), NDLR], qui a si fortement inspiré Raymond Aron, relevait dans Le Savant et le Politique l'insignifiance et la médiocrité fondamentale de « la politique de puissance ». Weber était conscient de la dimension tragique de la politique, qu'il percevait comme un incommode « va-et-vient entre l'idéal et les valeurs ».
Aujourd'hui, les valeurs ont disparu. Et, de ce fait, il n'y a plus de communauté internationale.
L'ONU a eu quelques années d'embellie dans les années 1990, nourries par l'illusion d'une unification idéologique du monde. Tout cela est retombé dans les divisions, les procès d'intention, le fanatisme tribal et religieux et le cynisme absolu.
La guerre Hamas-Israël représente-t-elle un tournant pour l'Occident ?
C'est un nouvel épisode d'un drame ancien, les éruptions de violences à partir du Hamas ne sont pas une nouveauté. Quelles que soient les réactions militaires d'Israël, il n'est pas du tout exclu que cet épisode ne soit pas le dernier. La situation est cependant inédite pour trois raisons.
D'abord, elle sanctionne la renonciation au processus de paix, ce qui implique de refuser tout avenir digne de ce nom à plus de 5 millions de Palestiniens. Ensuite, on observe une évolution intérieure préoccupante de l'État israélien, qui participe de la dérive autoritaire caractérisant nombre d'États, y compris plusieurs démocraties occidentales. Nous vivons, enfin, un nouvel épisode du repli du bouclier, impérial et stabilisateur, des États-Unis au Moyen-Orient. Un repli dramatiquement accéléré par la surréaction imbécile des Américains après le 11 Septembre.
En effet, n'oublions pas que c'est à la suite de la destruction des tours, et de la folie de l'intervention en Irak, que l'Iran s'est installé au cœur des affaires de toute la région : l'un et l'autre représentent un traumatisme majeur pour les pays qui ont subi ces agressions. Le 11 Septembre a eu pour conséquence une surréaction désastreuse des États-Unis qui a puissamment renforcé l'influence de l'Iran.
Espérons que le traumatisme du 7 octobre n'aura pas sur la région des conséquences comparables. Il ne faudrait pas qu'une réaction israélienne mal calibrée aboutisse à un embrasement général de la région.
Dans cette crise, la France se montre-t-elle à la hauteur ?
En France, nous avons tendance à considérer que la solution des crises internationales dépend principalement de nous, de ce que nous faisons ou pas. Je pense, au risque de choquer, que cette croyance est largement illusoire.
Si nous voulons peser dans ce drame, il nous faut conjuguer nos forces avec celles de nos partenaires européens ; l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France sont profondément concernés par les affaires du Moyen-Orient.
Mais il ne vous échappe pas que l'union géopolitique de l'Europe tarde à se manifester avec l'ampleur requise, même si la guerre en Ukraine a révélé que nous n'étions pas prêts à tout subir et tout accepter. L'Europe a trop pris l'habitude d'être aux abonnés absents.
Comment jugez-vous l'argumentation de Jean-Luc Mélenchon expliquant qu'on ne peut pas qualifier les attaques du Hamas de terroristes car, si c'était le cas, elles ne seraient pas poursuivies par le droit international ?
Ne personnalisons pas. Les collègues parlementaires de La France insoumise oscillent entre une analyse légitime et une tentation profondément choquante. L'analyse légitime repose sur la mise en cause du gouvernement israélien dans le traitement de la question palestinienne et dans son soutien à une entreprise de colonisation de la Cisjordanie voulue par les partis d'extrême droite de la coalition gouvernementale. L'arrêt du processus de paix et la complaisance à l'égard du Hamas méritent, en effet, d'être pris en compte dans le débat. Mais il est clair, en revanche, que La France insoumise résiste insuffisamment à la tentation électoraliste de la complaisance avec ce qu'il y a de pire dans l'islamisme extrême, c'est-à-dire le terrorisme.
Je trouve toujours dérisoires ces sorties théâtrales destinées à exprimer une indignation pendant quelques minutes. Les parlementaires, comme le terme les désigne, sont là pour parler, et c'est par les mots et non par des gesticulations un peu ridicules qu'ils doivent combattre, et sans faiblesse, les idées qui les offensent.