« De cet énorme bouleversement doit sortir un monde nouveau »
Retrouvez ci-dessous l'entretien accordé par François Bayrou au journal Le Figaro.
Propos recueillis par Mathilde Siraud et Vincent Tremolet de Villers
LE FIGARO. - Patrick Devedjian est mort dimanche des suites du coronavirus. Vous avez dit: «Il était aimé de ses amis et estimé de tous.»
François BAYROU - Il était une des personnalités les plus riches de notre monde politique, cultivé, courageux, drôle, irrévérencieux. Il était engagé, mais sans jamais perdre ce brin de distance par rapport à l’engagement qui fait la liberté intérieure.
Après une semaine de cacophonie, le premier ministre a tenté samedi de reprendre la main. Comment maintenir, dans cette période de grande tourmente, une unité de la parole publique?
La première mission des dirigeants démocratiques est de hiérarchiser les urgences. L’urgence absolue est à ralentir la propagation du virus et donc à toutes les mesures de confinement. C’est le seul moyen de préserver les capacités de nos hôpitaux, notamment en réanimation, et espérer l’arrivée à temps des autres armes, des dépistages en nombre, un traitement ou un vaccin. Cela, c’est l’urgence. Mais le confinement, à lui seul, ne vaincra pas le virus. Il y aura un jour d’après. Ce jour-là, et les semaines et les mois suivants, il nous faudra une stratégie de maîtrise sanitaire. Des tests en nombre suffisant pour distinguer ceux qui ont rencontré le virus, avec ou sans symptômes, et dont on peut penser qu’ils sont immunisés, ceux qui ne l’ont pas (encore) rencontré, et ceux qui sont contagieux. Pour chacun de ces groupes, il faudra une stratégie. Et de nouvelles conduites sociales pour que le pays puisse redémarrer. Et une stratégie internationale pour éviter de nouvelles explosions, je pense par exemple à l’Afrique!
Avez-vous pris des dispositions particulières, à Pau, pour faire face à l’épidémie?
Le Sud-Ouest n’est pas encore atteint de plein fouet. Mais tout le monde se prépare à la vague. À Pau, nous avons travaillé en amont, fait beaucoup d’efforts pour trouver des masques, pour mettre en place un centre médical avancé, des services nouveaux pour la population en temps de confinement. Nous avons porté nos efforts sur les tests, car sans tests, on se bat en aveugles. Nous allons enfin pouvoir conduire plusieurs centaines de tests par jour.
Vous évoquez les tests et les masques. Quel regard portez-vous sur la communication du gouvernement sur ces deux sujets majeurs?
Devant tout événement imprévu et qui prend le visage d’une catastrophe, l’action publique, comme chacun d’entre nous, peut tâtonner. La communauté médicale et scientifique elle aussi a hésité. Au début de l’épidémie, tous les spécialistes, ou presque, indiquaient que ce n’était pas si grave. C’est pourquoi les polémiques dans des périodes comme celles-ci sont nuisibles et malvenues.
Le manque d’équipements ne vous a-t-il pas interrogé?
À Pau, nos équipes ont passé des journées à chercher, et à trouver des masques. L’incroyable est que nombre de masques étaient là, distribués en 2008, mais tout le monde, y compris l’État, les avait oubliés. Dans nos différentes institutions, nous en avons trouvé au moins 150.000. Ceci pose aussi la question de l’organisation de l’État, de son efficacité, de sa mémoire.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’union nationale du côté de la classe politique?
L’union nationale doit s’imposer! Elle implique de remettre les polémiques à plus tard et de joindre nos forces dans le moment pour ralentir la contagion. Il sera temps ensuite de poser les questions sur la préparation, les précautions qui auraient dû être prises.
Pourquoi vous étiez-vous opposé à la tenue du premier tour des élections municipales?
En voyant la situation bouleversante de l’Italie, je voyais monter la marée de l’épidémie. Dès lors qu’on devait fermer les écoles, puis les bars et les restaurants, il était évident pour moi que la conclusion logique et immédiate ne pouvait être que le report des élections. C’était précisément l’avis du président de la République. Mais les oppositions ont poussé de hauts cris en criant au déni de démocratie. Le consensus nécessaire est devenu impossible et la décision n’a pas été prise.
Le président doit-il rapidement s’exprimer pour esquisser la sortie de crise?
Lorsque les éléments de la sortie de crise seront définis, cette expression sera un moment important pour rassurer le pays.
Quel regard portez-vous sur la parole de l’exécutif? Ne trouvez-vous pas qu’il y a eu des expressions désordonnées et parfois légères?
Nous sortons de décennies qui avaient de graves problèmes économiques et sociaux, mais n’avaient pas à affronter au sens propre les questions de vie ou de mort. Dans ces moments, les choses changent de nature. Les questions de vie ou de mort nécessitent une capacité de gravité personnelle. Les Romains disaient «gravitas». C’est cela qu’il nous faut réapprendre.
Craignez-vous que cette crise n’élargisse un peu plus ces fractures, redoutez-vous une explosion du corps social?
Le risque d’explosion est réel. Je ne connais pas de crise sans secousses ni violences. Mais ce drame va changer notre perception du monde. On apprend que les frontières n’existent pas. Que nous sommes une seule humanité, menacée par une seule épidémie, et que notre mode d’organisation nous a rendus plus fragiles. Nous ne produisons pas nous-même les éléments de notre protection. Notre indépendance et notre sécurité collective sont mises en cause. Nous devons retrouver cette maîtrise, ce que je traduisais il y a des années par le «produire en France, produire en Europe».
Comment imaginez-vous la France d’après?
La crise que nous vivons ébranle en profondeur les piliers de notre vie en commun. Beaucoup pensent que très vite, on recommencera comme avant. Je n’en crois rien. L’après sera très long. Cette crise sera d’une gravité et d’une ampleur jamais rencontrées: crise sans précédent, économique, sociale, peut-être démocratique. L’axe de l’accélération constante des échanges internationaux va être évidemment remis en cause. La question du nouveau modèle se posera nécessairement. De cet énorme bouleversement doit sortir un nouveau monde. Dans ce monde, on devra lire à nouveau les principes qui nous font vivre ensemble, un certain idéal de justice et d’humanité.
Vous aviez fait campagne sur la dette, celle-ci va s’alourdir de façon considérable. Comment va-t-on payer le «quoi qu’il en coûte»?
Il y a quelque chose qui a profondément changé. La dette était auparavant une dette nationale. Devant une telle catastrophe, elle va devenir inéluctablement une dette partagée. La Banque centrale européenne a pris la juste décision de racheter cette «dette de guerre». Et rien n’est plus juste que ce choix! Car aucun pays n’est responsable de ce qui est arrivé sur son sol! La solidarité s’impose, quoi qu’en pensent aujourd’hui les gouvernements allemand et néerlandais. Si cette solidarité ne jouait pas devant une telle catastrophe, l’Europe n’y survivrait pas.
Une personnalité du champ médical s’est imposée, le docteur Raoult. Quelle est votre position sur le recours à la chloroquine?
Comment écarter une piste thérapeutique qui apporte de l’espoir dès lors que la balance risques/chances est maîtrisée? L’administration de ces molécules, seules ou en association, entraîne-t-elle des risques supplémentaires? Il semble bien que non, puisque nous avons des décennies de recul sur l’usage quotidien et les effets de ce médicament. L’expérimentation doit donc continuer et les résultats trancheront.
L’exécutif peut-il s’éloigner des recommandations scientifiques?
Je ne suis pas de ceux qui croient que «les scientifiques» doivent en tout point commander la décision politique. Leurs connaissances sont très utiles, mais la décision politique est d’un autre ordre. Ce qu’elle doit prendre en compte est plus large, plus subtil, l’histoire aussi bien que les ressorts symboliques des peuples.
Vous identifiez un risque de crise démocratique. À quel niveau?
Si les démocraties ne savent pas entraîner les peuples, les convaincre que tout ce qui doit être fait est fait, et obtenir des résultats, alors les peuples peuvent se retourner contre la démocratie.
Faut-il une vigilance particulière pour la sortie de crise? En 2008, on avait dit qu’il fallait tout changer et tout a repris comme avant…
La crise de 2008 avait pour cadre les banques et les journaux. En rien elle ne concernait la vie quotidienne, familiale. La crise de 2020, c’est le contraire. Les conséquences sont si lourdes que le statu quo sera impossible.