Le rendez-vous culture - Les Enfants Jéromine de Ernst Wiechert, l'élan de vie face à la montée du mal
Chaque semaine, nous vous conseillons une lecture, en résonance avec le temps bouleversé que nous vivons : Les Enfants Jéromine de Ernst Wiechert, écrivain né en Prusse-occidentale (roman publié en 1945 et 1947).
Aucune chronique ne nous a encore rapporté l’histoire du village de Sowirog : la chronique ne parle pas des villages perdus.
Dans une lointaine contrée de la Prusse orientale, s’étend un village de forestiers, rythmé par les saisons. Le roman s’ouvre sur une scène de marché, pleine de rires et de vie. Se détachant des autres villageoises, Marthe Jéromine apparaît d’emblée marquée par la gravité, la fatalité. Mère de sept enfants, de tempéraments bien différents, elle pressent la fragilité de ce qui l’entoure.
Ernst Wiechert nous introduit dans une communauté villageoise en apparence hors du temps, à l’abri du monde. Sur ces existences simples, paisibles, des ombres planent. Du début du XXe siècle à la fin des années 1930, Sowirog va connaître des bouleversements. Par petites touches, la mort s’invite dans ce paysage bucolique. Le premier mort est décrit comme un tableau, comme une exception frappante. Puis, au fil du temps, une épidémie, un incendie viendront rompre le cours ordinaire des choses. Lorsque le pasteur, homme pétri de doute, voit les enfants mourir comme des mouches, la foi le quitte, il se met à l’écart du village et ne peut plus prêcher. Ce sont les habitants qui, en douceur, tentent de le faire revenir parmi eux.
Lorsque l’église de bois, édifiée patiemment par tout le village, part en flammes, ces belles pages nous font penser au drame récent de Notre-Dame. L’épidémie à la situation présente. Et, progressivement, c’est à la montée du national-socialisme que le village est confronté.
La force des Enfants Jéromine réside dans sa manière, superbe, de toujours relier l’élan de vie, la joie et le poids de la mort. Des sept enfants, cinq garçons et deux filles, chacun suit sa trajectoire, ses désirs, parfois égoïstes. Mais le plus jeune, Jons Ehrenreich (« riche en honneur ») est déterminé à devenir médecin. C’est l’éveil d’une vocation que décrit Wiechert : les longues études à la ville, loin de siens, les sacrifices, la patience. Et, surtout, cette décision, que ses professeurs ont du mal à comprendre : il ne sera pas un brillant chercheur, mais retournera à Sowirog, comme simple médecin de campagne.
Jons pourrait se consacrer à l’humanité dans son ensemble, mais il veut exercer son métier pour sa communauté villageoise, qui l’a vu partir à la ville, puis à la guerre, et qui a toujours attendu son retour. Il y a, dans ce roman, une dimension cyclique d’une grande beauté. Car, chaque fois, le cercle se trouve brisé. La vie reprend ses droits, renaît, et la mort, par effraction, chasse de nouveau la gaieté. Obstinément, le médecin continue à sauver des vies, les gens continuent à croire en Dieu, l’amour et l’amitié se nouent.
La violence est décrite comme en sourdine, douce et implacable. Et la volonté de Jons de faire le bien n’en est que plus assurée. Les enfants Jéromine est à la fois un roman de formation, un poème pastoral et tragique, une saga familiale riche en rebondissements. La réflexion sur l’histoire, sur le sens de la vie, n’a rien de théorique. Le roman est profondément incarné : les sensations, les émotions, le rapport à la nature affleurent. Et face à la montée du mal, à la haine, à l’absurdité, Jons oppose une résistance farouche et placide.
Ce très beau roman, à hauteur d’hommes, est l’un des préférés de François Bayrou. Nous vous le recommandons chaudement.