François Bayrou : « Toute annonce d'augmentation générale des salaires dans un pays en déficit du commerce extérieur et en déficit budgétaire, se heurtera au mur du réel »

François_Bayrou-FB Appli entretien

Retrouvez ci-dessous l'entretien accordé par François Bayrou au Journal du Dimanche ce 17 octobre 2021.

Propos recueillis par David Revault d’Allonnes

Anne Hidalgo, Xavier Bertrand, Jean-Luc Mélenchon, Valérie Pécresse, et d'autres… Tous les candidats à la présidentielle font assaut de mesures pour augmenter les salaires. Que pensez-vous de cette débauche de propositions?
Les promesses mirobolantes, c'est la maladie infantile des campagnes électorales. Et de ce point de vue, cette campagne est partie sur les chapeaux de roues! Mais quelle crédibilité? Quand Mme Hidalgo propose le doublement "au moins" du salaire des enseignants, donc de tous les salaires et des retraites de la fonction publique, sans en financer un seul euro, et en annonçant en même temps une baisse des taxes, c'est croire que les électeurs sont débiles. Et toute annonce d'augmentation générale des salaires, décidée d'en haut par le seul pouvoir politique, dans un pays en déficit du commerce extérieur et en déficit budgétaire, se heurtera au mur du réel. La hausse des salaires est naturelle et bienvenue quand elle correspond à une augmentation de la productivité.

Lesquelles?
Les hausses justes et bienvenues, secteur par secteur, sont celles qui sont liées au besoin des entreprises d'embaucher des professionnels qualifiés, dans les secteurs qui ont du mal à recruter, et aussi l'amélioration du revenu par l'association des salariés aux bonnes performances de leur entreprise.

Les propositions d'augmentation générale avancées par les différents candidats ne vous semblent donc ni réalistes ni tenables?
Les promesses d'augmentation massives et générales sont des tentatives d'abus de confiance, sans crédibilité, et dont les citoyens ne sont pas dupes une seule seconde.

Mais pourquoi n'est-ce pas crédible?
Dans l'immense majorité des entreprises privées, il n'y a pas de hausse des salaires solide sans hausse de la productivité et des résultats réels de l'entreprise. Dans la fonction publique, la limite, ce sont évidemment les ressources publiques, les impôts et les taxes qui permettent de financer ces augmentations. La voie de la baisse des charges a souvent été explorée, mais a atteint sa limite : les charges sur les bas salaires, au niveau du smic, ont quasiment été réduites à zéro. Ce qui crée des trappes à bas salaires : les employeurs répugnent donc à sortir du smic car ils augmenteraient considérablement leurs charges. En d'autres temps, c'était facile : en 1968, en 1981, on a vécu de fortes augmentations de façade, gommées quelques mois plus tard par une dévaluation. En réalité, ces augmentations apparentes avaient été payées en monnaie de singe. Aujourd'hui, avec la monnaie unique pour les pays européens, cette manipulation n'est plus possible.

Que préconisez-vous, donc, pour parvenir à des hausses de salaires significatives?
En premier lieu, et de façon immédiate : la progression de la participation et de l'intéressement. Il faut que, dans l'esprit des chefs d'entreprise et des salariés, il y ait une liaison quasi automatique entre performance de l'entreprise et amélioration des revenus des salariés. C'est la clé la plus accessible. Dans nombre d'entreprises, cela peut faire un treizième ou un quatorzième mois. Il y a un deuxième moyen de faire monter les salaires, c'est de partir à la reconquête du secteur productif du pays : il y aura davantage de besoins en emploi, davantage d'offres d'emploi, nécessaires pour suivre les carnets de commandes. Ce qui s'accompagnera d'une hausse des salaires. Ça, c'est la stratégie de fond que nous devons suivre.

Avez-vous d'autres pistes?
Il existe aussi une troisième voie : réfléchir au reste à charge, à maîtriser et à baisser les charges obligatoires qui pèsent sur les familles et les salariés. Regardez l'énergie : si nous en restons à l'énergie traditionnelle, le pétrole ou le gaz, alors elle coûtera de plus en plus cher, et d'abord pour des raisons liées au climat. Mais si nous prenons les renouvelables au sérieux et investissons sérieusement dans la production d'énergie nucléaire, avec zéro émissions de gaz à effet de serre et des coûts garantis sur le long terme, nous empêcherons les prix de l'énergie d'exploser. Et cela évite d'assommer le consommateur en augmentant constamment le prix de l'énergie et les taxes.

Les thèmes de l'immigration et de la sécurité occupent une place centrale dans ce début de campagne. Mais la question des salaires et, au-delà, du pouvoir d'achat ne constitue-t-elle pas une priorité pour les Français?
Si vous regardez les sondages pendant les précédentes campagnes, le pouvoir d'achat arrive très souvent en tête des préoccupations. Et cette fois encore, les questions du salaire, du travail, du nombre d'emplois offerts, de la productivité et de la qualité des services publics, ce sont les principales questions qui se posent aujourd'hui à la société française. Évidemment, celles qui tiennent à l'identité sont réelles et très importantes : avant de savoir ce que vous voulez, vous devez savoir qui vous êtes. Ces questions-là doivent donc être prises en charge. Mais avec équilibre, pas avec excès et obsessionnellement, comme c'est le cas actuellement.

Aujourd'hui, les indicateurs économiques sont au vert, mais beaucoup s'inquiètent d'une dégradation, en pleine campagne présidentielle, du pouvoir d'achat des Français. N'est-ce pas un problème politique pour Emmanuel Macron?
La formulation de votre question est intéressante. Après de telles crises, les Gilets jaunes et la crise incroyable du Covid, qui aurait pu imaginer qu'une question d'un grand journal commence par le fait que les indicateurs économiques sont "au vert"? Ce n'est pas un hasard : c'est parce que des décisions ont été prises. Amélioration des conditions de travail des entreprises, climat de confiance, État présent dans les crises et (un peu) plus efficace, fiscalité mieux adaptée, pour l'entreprise et pour les ménages avec la suppression de la taxe d'habitation, augmentation des revenus des salariés, des plus basses retraites, de l'allocation adulte handicapé : ce sont des coups de pouce massifs en dépit des crises et dont l'efficacité est manifeste. Et donc, oui, quand l'économie va mieux, la question du pouvoir d'achat vient naturellement. Mais les électeurs ne se laissent plus prendre au piège des promesses du Père Noël et des baguettes magiques. Ils jugent en même temps la qualité des propositions et la crédibilité de ceux qui les formulent. Propositions mirobolantes et crédibilité zéro égalent un haussement d'épaules de la part de l'opinion.

La question du pouvoir d'achat sera-t-elle le talon d'Achille du bilan de Macron?
La loyauté et la crédibilité de la politique menée et les résultats obtenus parlent d'eux-mêmes. Les gens savent bien, quand les résultats sont là, qu'on leur a dit la vérité.

Selon un rapport de France Stratégie, organisme de prospective dépendant de Matignon, le "ruissellement" promis par Emmanuel Macron après la suppression de l'ISF n'a pas eu lieu…
Ce rapport d'évaluation ne dit nullement cela : il dit que désormais la France a une fiscalité du capital cohérente avec tous les autres grands pays, que l'investissement en actions, vers l'entreprise, a augmenté nettement, mais qu'il est trop tôt et qu'on manque d'éléments pour porter un jugement définitif. Et d'abord parce qu'il ne prend en compte que les deux premières années de la réforme. Pour moi, la suppression de l'ISF devait viser à amplifier de manière décisive l'investissement dans l'appareil productif. C'est à cela qu'on jugera dans deux ou trois ans la validité de la réforme et du prélèvement unique. Le but, c'est la reconquête de la production en France, agricole, intellectuelle et industrielle. C'est cela notre enjeu, pour chacun d'entre nous, et comme vous l'avez vu, c'est tout l'enjeu et toute la cohérence du plan "France 2030" annoncé par le président de la République cette semaine.

Craignez-vous un retour de la grogne sociale, une éruption semblable à celle des Gilets jaunes en 2018?
Le phénomène des Gilets jaunes révélait deux exaspérations : l'une qui tient à la situation économique et sociale et aux difficultés de fin de mois, notamment en raison de l'augmentation continue et non compensée du gasoil, indispensable pour rouler et se chauffer ; l'autre au sentiment d'humiliation de ceux qui ne se sentent pas pris en compte. Ce mélange est détonant et dangereux. C'est pourquoi, outre le sujet du pouvoir d'achat, il faut traiter celui des mécanismes démocratiques de reconnaissance de tous ceux qui sont en bas de la pyramide, recréer le lien entre leur citoyenneté émoussée et les pouvoirs, réinventer une pleine citoyenneté. Le Président avait identifié ces problèmes en 2017. Ont-ils été résolus en cinq ans? Non. Il y a eu des réticences considérables, des blocages dans l'appareil d'État, des inerties dans les administrations. Cela sera l'un des enjeux du quinquennat qui vient : réussir à faire bouger ce qui est congelé dans l'organisation de la société française. Sinon, l'inquiétude et la colère ne passeront pas.

Dans vos campagnes présidentielles, vous avez toujours mis en avant la question de la dette publique. Mais elle semble aujourd'hui être le cadet des soucis des candidats, alors même qu'elle a explosé pendant la crise…
Les uns invitent à dépenser sans mesure, les autres s'essaient à la prudence, mais ne font aucune distinction entre bonne et mauvaise dette. La bonne dette permet l'investissement pour des emplois et des ressources, spécialement quand elle est contractée à 0% d'intérêt. Alors que la mauvaise dette, c'est celle qu'on accumule pour faire face aux dépenses courantes : on s'endette pour les feuilles de sécu, pour les retraites, pour le fonctionnement de l'État… Qu'on ne puisse plus faire une telle distinction, c'est un des indices de la dégradation du débat public dans notre pays.

N'est-ce pas la faute au "quoi qu'il en coûte"?
Le Covid était une guerre, il nous menaçait d'un effondrement général : le "quoi qu'il en coûte", c'était donc des dépenses de guerre, vitales pour que le pays ne s'écroule pas. Il était indiscutable, et d'ailleurs personne ne l'a discuté. Tous les jolis cœurs qui viennent aujourd'hui, avec des airs de componction, nous expliquer que "c'était trop", les a-t-on entendus une seule fois pendant la crise? Non. Pas un seul n'a osé.

Nous apprêtons-nous à rentrer dans une campagne "open bar"?
C'est à craindre. Parce que les candidats croient que les électeurs sont des jobards. Moi, je ne le crois pas : ils jugent autant l'attrait des propositions que la crédibilité de leurs auteurs. Et sur ce point, aujourd'hui, entre Emmanuel Macron et ses adversaires, il n'y a pas photo.

Cet entretien est disponible également sur le site du Journal du Dimanche.

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