đ° Interview de François Bayrou dans le Journal du dimanche Â
Retrouvez ci-dessous l'entretien que François Bayrou a accordé au Journal du dimanche.
Propos recueillis par RĂMY DESSARTS et DAVID REVAULT DâALLONNES
Vous venez dâĂȘtre nommĂ© haut-commissaire au Plan. Cette fonction nâa-t-elle pas Ă©tĂ© recrĂ©Ă©e sous pression de lâĂ©pidĂ©mie?
Gouverner, câest prĂ©voir. On a vĂ©rifiĂ©, brutalement, lors de lâĂ©pidĂ©mie, que la prĂ©vision, la rĂ©flexion sur le long terme â les risques et les chances du futur â sâĂ©taient depuis longtemps effacĂ©es devant la dictature de lâurgence, du court terme, du sensationnel, du scandale et de la mise en accusation. On vit sous un tsunami de tweets et de rĂ©actions passionnelles diffusĂ©es sur les chaĂźnes dâinfo en continu et les rĂ©seaux sociaux. Le PrĂ©sident a voulu retrouver cette rĂ©flexion sur le long terme, Ă destination des gouvernants et de lâopinion publique. Avec trois prioritĂ©s : lâindĂ©pendance de notre pays face aux grands risques de lâavenir, les conditions dâune bonne santĂ© du pays et un projet de justice. Ce sera sĂ»rement difficile, mais nous rĂ©ussirons si ces questions de lâavenir Ă long terme retrouvent une place dans le dĂ©bat dĂ©mocratique.
Cette crise sanitaire ne constituet-elle pas un choc pour notre société ?
Un choc immense ! Tout invite Ă penser le monde diffĂ©remment, et notamment notre monde occidental, dans lequel la rencontre, les gestes dâamitiĂ© ou dâintimitĂ© physique, le serrage des mains et les embrassades Ă©taient la norme, et dans lequel les activitĂ©s scolaires, universitaires, Ă©conomiques et commerciales se dĂ©roulaient toutes au travers de la prĂ©sence physique. Câest cela qui est en train dâĂȘtre remis en cause. Sans compter lâobligation de vivre avec un masque dans une sociĂ©tĂ© du visage dĂ©couvert. Ces changements ne sont pas superficiels, mais profonds et dâordre anthropologique.
Quelles failles le virus a-t-il révélées ?
Notre sociĂ©tĂ© a dĂ©couvert son extrĂȘme vulnĂ©rabilitĂ©, y compris et surtout dans les secteurs Ă©conomiques et technologiques les plus avancĂ©s, dont nous pensions jusque-lĂ avoir la maĂźtrise et lâapanage. LâaĂ©ronautique, lâindustrie pharmaceutique, le commerce sont ainsi confrontĂ©s Ă des bouleversements trĂšs profonds. Nous sommes historiquement la premiĂšre rĂ©gion du monde pour la recherche pharmaceutique, mais, dâun coup, notre approvisionnement a Ă©tĂ© coupĂ© pour les produits dâanesthĂ©sie, pour les antibiotiques, pour les corticoĂŻdes et mĂȘme pour le paracĂ©tamol, la molĂ©cule la plus banale ! Comment un pays comme le nĂŽtre peut-il accepter dâĂȘtre dĂ©pendant dâautres rĂ©gions du monde pour des produits essentiels Ă notre vie, Ă notre survie et Ă notre indĂ©pendance ?
Comment en est-on arrivé là ?
Parce que ces molĂ©cules, Ă©tant tombĂ©es dans le domaine public, ne dĂ©gageaient plus de marges suffisantes pour les laboratoires. Alors on a dĂ©localisĂ© la production en Inde et en Chine⊠Nous sommes dans une pareille dĂ©pendance, par exemple, pour la production des composants Ă©lectroniques, qui jouent un rĂŽle essentiel dans la vie des sociĂ©tĂ©s contemporaines. Et cette dĂ©pendance va grandir Ă lâavenir : car en dĂ©localisant les productions, on a aussi dĂ©localisĂ© les savoir-faire techniques, constamment en Ă©volution, et la recherche.
La France avait-elle abandonnĂ© lâidĂ©e de rĂ©flĂ©chir Ă son avenir ?
Depuis des dĂ©cennies, tout se passe comme si nos sociĂ©tĂ©s sâen remettaient aux dĂ©cisions prises en toute discrĂ©tion par les trĂšs grandes entreprises et les trĂšs grands Ătats, les Ătats-Unis et la Chine, par exemple. Et tout cela reposant sur une idĂ©ologie Ă©conomique, disons nĂ©olibĂ©rale, qui postule que la somme des intĂ©rĂȘts particuliers est la reprĂ©sentation la plus fidĂšle que lâon puisse trouver de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. En substance : si vous laissez les entreprises dĂ©cider de ce qui est mieux pour elles, alors vous arrivez Ă une situation Ă©conomique optimale⊠On voit oĂč cela nous a conduits, nous, France, et nous, Europe : Ă devenir honteusement dĂ©pendants dâautres rĂ©gions du monde. Lorsque les Ătats-Unis dĂ©cident seuls, sans consultation, des sanctions contre lâIran par exemple, les plus grandes entreprises europĂ©ennes nâont mĂȘme plus leur mot Ă dire : elles sont obligĂ©es de plier bagage dans les quinze jours !
Comment retrouver notre souveraineté ?
Nous devons dĂ©terminer les clĂ©s de voĂ»te de notre indĂ©pendance et de notre souverainetĂ©, Ă la fois française et europĂ©enne. Les mĂ©dicaments ou les Ă©lĂ©ments Ă©lectroniques peuvent parfaitement relever dâune souverainetĂ© europĂ©enne concertĂ©e, rĂ©flĂ©chie ensemble. Dans le domaine militaire, les choix seront davantage nationaux. LâEurope, câest une famille : ses membres ont Ă la fois un devoir de partage et de souverainetĂ©. Lâessentiel, câest que nous ne dĂ©pendions pas de dĂ©cisions Ă©trangĂšres non amicales, et que lâon ne nous impose pas des choix dĂ©pendant dâintĂ©rĂȘts qui ne sont pas les nĂŽtres.
Comment le commissaire au Plan va-t-il démarrer ses travaux ?
En posant publiquement et ouvertement les questions essentielles dont dĂ©pend notre avenir. Bien sĂ»r, je nâai pas et ne veux pas avoir le monopole de ces questions : le droit Ă les formuler doit ĂȘtre ouvert Ă tous. Une quarantaine de sujets vitaux me paraissent sâimposer. Je vais les formuler et ouvrir tout de suite, dĂšs cette semaine, le travail en commun avec tous ceux qui doivent participer Ă cette rĂ©flexion.
Qui, précisément ?
Il y a beaucoup dâinstitutions et de centres dâĂ©tudes, Ă commencer par France StratĂ©gie, qui, depuis des annĂ©es, produisent des Ă©tudes trop rarement prises en compte. Je vais constituer autour de moi un groupe de travail regroupant tous les anciens commissaires au Plan, quelles que soient leurs orientations, de Jean-Baptiste de Foucauld [1992-1995] à Henri Guaino [1995-1998]. Ils ont lâexpĂ©rience, et ils sont intĂ©ressĂ©s. Je vais aussi proposer que se constitue un groupe de « sherpas » issus des organisations syndicales et professionnelles. Le Parlement produit des rapports. Ils sont peu lus. Et puis il y a le Conseil Ă©conomique social et environnemental, avec une somme dâexpĂ©riences et de rĂ©flexions, dont jâessaierai dâĂȘtre lâinterlocuteur. Enfin, les universitaires et les chercheurs, qui ne demandent quâĂ ĂȘtre reconnus, reprĂ©sentent une mine dâor.
Qui sera votre interlocuteur sur le plan politique ?
Mon interlocuteur premier, câest le prĂ©sident de la RĂ©publique. Câest sa fonction de tracer des routes vers lâavenir. Emmanuel Macron, je le sais, est passionnĂ© par ces sujets. La preuve en est faite ! Mais je travaillerai bien sĂ»r avec tous les responsables.
Donc câest toujours le gouvernement qui gouverne ?Â
Une fois pour toutes, câest lâexĂ©cutif qui gouverne ! Mais au moins, il aura devant lui des caps, des cartes et des boussoles. Beaucoup de personnages considĂ©rables disent : « Le plan ? Vous rĂȘvez ! Câest dâun autre temps ! » Mais regardez oĂč nous en sommes arrivĂ©s en France Ă force dâavoir oubliĂ© que gouverner, câest prĂ©voir. Il est temps que les questions de long terme, dans notre dĂ©mocratie, regagnent de lâinfluence. Regardez Airbus et le TGV, deux programmes dĂ©cidĂ©s il y a cinquante ou soixante ans ! Mais aprĂšs, au fil du temps, parce quâon nâa pas assez pensĂ© lâamĂ©nagement du territoire, on a abandonnĂ© les petites lignes de la SNCF, et cela a Ă©tĂ© dĂ©sastreux.