Revoir l'émission "François Bayrou, l'interview événement" sur LCI

François Bayrou était l'invité de Darius Rochebin sur LCI ce lundi 27 janvier 2025. Retrouvez ci-dessous la retranscription de l'émission.

Seul le prononcé fait foi.

Darius Rochebin :  Merci beaucoup François Bayrou d'être là, bonsoir. J'aimerais d'abord un petit mot d'introduction si vous le voulez bien. Je rappelle que vous avez 73 ans, vous avez occupé à peu près... tous les postes, sauf président, pour l'instant, et jamais encore Premier ministre. Qu'est-ce que ça fait, Premier ministre ? Qu'est-ce que vous découvrez dans la fonction ? 

François Bayrou : Dans les difficultés du pays, qui sont grandes et que j'ai annoncées depuis très longtemps, comme vous savez, dans les difficultés du pays, peut-être y a-t-il quelque chose à faire. Tout le monde considère que c'est impossible. J'ai même cité à la tribune de l'Assemblée nationale un sondage dans lequel on disait que 84% des Français pensaient que le gouvernement ne se maintiendrait pas. Et j'ai même dit les 16 autres %, je ne sais pas où ils trouvent leur optimisme. 

Darius Rochebin : Est-ce que je peux vous faire une remarque personnelle ? Vous avez l'air heureux. Avec Guillaume Debré, notre directeur général, je vous ai rendu visite dans votre bureau, vendredi matin, à l'aube, et vous m'avez l'air heureux. 

François Bayrou : Oui. C'est-à-dire, c'est une longue période, un long temps de combats, de très grandes difficultés, de traversées du désert comme on dit, et dans le désert il n'y avait pas souvent des sources bienfaisantes. C'était un peu plus rude que la plupart des carrières politiques. C'est parce que je savais... ou en tout cas je croyais, où il fallait aller. Et où il fallait aller, c'est précisément la situation d'aujourd'hui. C'est-à-dire un pays en très grande difficulté, on va en parler, qui n'a pas de budget, qui n'a pas de majorité, et ce pays en très grande difficulté, si on le laisse aller, il s'enfonce dans la division. Et tout l'effort qui est le mien, toute l'inventivité, si j'en ai, c'est précisément... pour le réunir. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, on va parler des réformes de fond. Et vraiment, merci de nous accorder du temps puisqu'on va parler de l'immigration, on va parler des retraites, on va parler de beaucoup de sujets qui engagent la France, pas seulement pour cette génération, mais pour les suivantes. Mais encore faut-il, pour cela, exercer le pouvoir, au-delà d'une censure éventuelle. Ce soir, est-ce que vous êtes en mesure de nous annoncer un compromis, ça passe par là, un compromis plus solide avec les socialistes sur le budget ? 

François Bayrou : Alors, vous vous dites avec les socialistes, mais moi je regarde l'ensemble de ceux qui pourraient censurer ou soutenir, et je ne m'intéresse pas qu'à un seul bord, qu'à un seul bloc. 

Darius Rochebin : Cette commission mixte paritaire, où il y a effectivement sénateurs, députés de tous bords. 

François Bayrou : Alors peut-être il faut expliquer. Le budget ayant été rejeté à l'Assemblée nationale une première fois, il est parti au Sénat. Mais évidemment, il y a urgence. Parce que si nous n'avions pas de budget, alors la France serait dans une situation désastreuse. La France et chacun d'entre nous. Il y a à peu près 18 millions de Français qui verraient leur impôt sur le revenu mécaniquement augmenté, et presque 1 million de français, qui ne paient pas d'impôt aujourd'hui parce que leurs revenus sont trop faibles, entreraient directement dans l'impôt. 

Darius Rochebin : On reviendra à l'impôt, mais entrons dans cette mécanique, elle est un peu aride, mais enfin, est-ce que oui ou non, vous êtes en mesure aujourd'hui de dire, dans cette commission, là, ces jours prochains, entre ces diverses tendances, il va y avoir un compromis ? 

François Bayrou : Moi, j'ai confiance dans le sentiment de responsabilité de tous, parce que le Parti Socialiste, qui en effet a présenté des demandes nombreuses et ont obtenu un certain nombre de réponses, mais ils ne sont pas les seuls. D'autres aussi, les Républicains, le Grand Centre, tous avaient des recommandations. 

Darius Rochebin : Vous les avez découplés, pardon, de LFI. Je me permets de dire, je sens que vous êtes fiers de ça, je vous ai vu plusieurs fois faire le geste en disant ça. Je les ai dessoudés, vous faites comme ça, je les ai dessoudés. 

François Bayrou : Non, je n'ai jamais employé une expression vulgaire sur cette affaire. 

Darius Rochebin :  Ce n'est pas dessoudé, c'est la soudure. Découplé, c'est le mot que vous avez dit.

François Bayrou :  Ça n'est pas « je ». J'ai seulement défendu une idée, un projet et une thèse. Et je ne veux pas parler de ces forces politiques comme si elles étaient instrumentalisées. C'est pas du tout mon projet. Mais je sais une chose absolue, indiscutable. C'est que les élus socialistes, comme les élus d'autres courants, ils sont rentrés dans leur circonscription. Et ils ont rencontré des centaines de personnes qui leur ont dit « Mais vous ne pouvez pas nous laisser comme ça. Vous ne pouvez pas faire que notre pays soit montré du doigt en Europe comme le seul pays incapable d'avoir un budget. » Parce que si on n'a pas de budget, alors aucune des décisions nouvelles qui ont été annoncées ne peut être remplie. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, il faut faire un chemin vers la droite et vers la gauche. Ça vous en convenez ? 

François Bayrou : Non, il faut que chacun ait la certitude qu'il est entendu. Et il faut que les aspirations des uns deviennent compatibles avec les aspirations des autres. C'était ma responsabilité. 

Darius Rochebin : Quelles sont les mesures que vous pouvez annoncer qui vont permettre de rapprocher les points de vue de cette manière ? 

François Bayrou : Vous savez bien qu'on a déjà lancé sur les retraites une concertation, un travail en commun avec les syndicats de salariés et avec les représentants des entreprises. Et c'était une demande qui était portée depuis très longtemps. De la même manière, on a augmenté le budget de la sécurité sociale, ce qu'on appelle l'ONDAM, c'est-à-dire le budget de l'assurance médicale, qui a été augmenté de 12 milliards. 12 milliards, ça veut dire... 12 000 millions d'euros. Je traduis souvent parce que le calcul mental est devenu, à part chez les jeunes gens qui sont là, sans doute... 

Darius Rochebin :  Ça, c'est le François Bayrou, prof, et on parlera de l'école tout à l'heure. Est-ce que je peux vous soumettre un certain nombre de points concrets ? Parce qu'il y a des attentes, on va progresser, pas par pas, puisqu'il y a beaucoup d'attentes très concrètes, des portes que vous pouvez ouvrir ou fermer ou laisser entreouvertes comme vous le souhaiterez. On a parlé, par exemple, de l'abandon définitif, de la suppression des 4000 postes d'enseignants. Pour la gauche, c'est important. Y êtes-vous prêt ? 

François Bayrou : Pas seulement pour la gauche. J'ai été ministre de l'Éducation nationale et ce geste qui consiste à dire c'est un sujet tellement important que cette année, en effet, nous n'allons pas supprimer les 4000 postes qui étaient annoncés, c'est la décision que j'ai annoncée. 

Darius Rochebin :  Elle est définitive ? 

François Bayrou : Elle est définitive et elle est délicate. Parce que je n'ai pas dissimulé au Sénat où je l'ai annoncé, je n'ai pas dissimulé que 4000 postes inscrits, c'est une chose. Encore faut-il qu'il y ait des candidats au concours pour devenir enseignant. Et depuis des années, c'est d'ailleurs une des formes de crise de l'éducation nationale. Depuis des années, les candidats au concours ne sont pas suffisamment nombreux pour remplir les postes, ou ne sont pas au niveau exigé pour devenir enseignant. Et donc, ces 4000 postes ont été réinscrits, et c'est une manière de dire : « Là est notre priorité ». Mais il y a une deuxième manière, c'est que j'ai fait du ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur, de la recherche et de la formation professionnelle, j'en ai fait le premier de la liste des ministères. Et je l'ai confié à Elisabeth Borne, ancienne première ministre, ministre d'État, avec une carrière personnelle qui fait qu'elle a occupé beaucoup de responsabilités et était un modèle de progression républicaine. 

Darius Rochebin :  À droite, beaucoup espéraient, espèrent, et là aussi vous pouvez me répondre, c'est pas que à droite, mais un effort sur les grands ministères régaliens. L'armée, la justice, l'intérieur. Est-ce que vous allez faire un geste ? 

François Bayrou : Cet effort est annoncé, tenu et maintenu. 

Darius Rochebin :  Quel est-il ?

François Bayrou : Tous les programmes annoncés seront respectés. Je cite quelques exemples. Pour le ministère de la Défense, vous savez qu'on avait voté une grande loi pour dire on va s'équiper, et Dieu sait que les temps sont difficiles, sont dangereux, les menaces sont immenses, on va s'équiper. La loi sera intégralement respectée pour le respect de ces engagements. De la même manière, Ministère de la Justice, on a prévu 1500 magistrats et greffiers de plus cette année. Cet effort sera intégralement respecté. Il n'est pas vrai qu'on sacrifie l'essentiel. L'essentiel, on le préserve. Même si ce budget n'est, pour moi, était préparé par le gouvernement précédent, il est un débat précédent au Parlement, à l'Assemblée nationale. L'intérieur de la même manière, vous savez bien, les problèmes de sécurité que nous avons devant nous. Je ne peux pas ne pas penser à ce jeune garçon qui s'appelait Elias : pour lui extorquer son téléphone portable, on lui a donné un coup de couteau qui l'a tué, par des jeunes qui avaient été repérés, dont on savait qu'ils avaient des comportements délictueux, qui avaient été laissés en liberté. Dès cette semaine, nous allons examiner à l'Assemblée nationale une proposition de loi que Gabriel Attal va présenter. Cette proposition de loi, elle consiste à faire que : 16 ans, 17 ans, avant d'être majeur, vous puissiez être jugé dès l'instant que vous faites des actes graves, vous puissiez être jugé immédiatement, dans les 48 ou 72 heures qui viennent. 

Darius Rochebin : Pour être très concret, c'est une responsabilité pénale supplémentaire qui sera introduite pour certains types de mineurs. 

François Bayrou : C'est une responsabilité et c'est la possibilité de juger immédiatement. Vous savez bien que lorsqu'un mineur commet un acte comme cela, vol, violence, Dieu sait que le sentiment d'impunité se déploie. Aujourd'hui, ces jeunes ont pour la plupart le sentiment que, de toute façon, il ne leur arrivera rien. Si le jugement traîne six mois, huit mois, le sentiment d'impunité est renforcé. Et ils font les cadors dans leurs bandes, dans leurs rues, dans leurs quartiers. Et tout cela va être rendu possible, qu'immédiatement, on puisse les juger. 

Darius Rochebin : Gérald Darmanin était notre invité dans cette même émission, il y a quelques jours. Et il disait cette chose incroyable : il y a en France des gens qui sont condamnés à une peine de prison et qui ne la font pas. Ça paraît inouï. Comment est-ce possible ? 

François Bayrou : Beaucoup. Parce qu'au-dessous d'une certaine peine de prison, la peine n'est pas exécutée, où on met un bracelet électronique. 

Darius Rochebin : Mais y compris, ne serait-ce que pour des raisons de manque de place. Est-ce que cela sera fini ? 

François Bayrou :  Alors, vous posez une question très, très difficile. J'ai été fugacement garde des Sceaux. Le temps entre la décision de construire une prison même si la commune, c'est le cas de la ville de Pau, a un terrain, offre le terrain, fait qu'on aille le plus vite possible, le temps de construction d'une prison est parfois de 8 ans. Comment vous voulez qu'on fasse face à tout ça ? Je m'arrête une seconde. J'ai décrit l'urgence dans laquelle nous étions. On n'a pas de budget, on n'a pas de majorité, il est vital pour le pays qu'on ait un budget et qu'il soit adopté. Mais ça ne veut pas dire qu'il faut s'arrêter là. J'avais employé l'expression de Himalaya lorsque je suis entré, mais l'Himalaya c'est une chaîne de montagne qui fait plus de 2000 kilomètres de long et qui comporte, je crois, 8 sommets de plus de 8000 mètres. Eh bien, il faut partir à l'assaut de tous ces sommets. Nous ne pouvons pas baisser les bras et nous trouver dans une situation où nous constatons la gravité des problèmes du pays et où nous attendons pour les régler. Et la détermination qui est la nôtre, qui est celle du gouvernement et la mienne, c'est qu'une fois le budget adopté, alors nous allons partir à l'assaut, sans exception, sans exception, de tous les problèmes que nous identifions et qui font aujourd'hui l'extrême difficulté du pays. 

Darius Rochebin : François Bayrou, parlons-en. Le budget, la réalité du budget, et là on n'est pas seulement dans l'avenir immédiat du gouvernement, mais effectivement dans un certain nombre de réformes de fonds. Votre gouvernement pose lui-même cette équation difficile. Il faut trouver 53 milliards, n'est-ce pas ? 21 milliards de recettes. 32 milliards de réductions de dépenses. Où trouver ces milliards ? Quand on voit que dans une entreprise, quand on veut réduire un des postes évidents, c'est la masse salariale. Est-ce que oui ou non, pour vous, c'est un tabou de toucher au nombre de fonctionnaires ? Est-ce que la France réduira le nombre de ses fonctionnaires ? 

François Bayrou : Vous avez employé le futur et vous avez raison. Parce que ça ne peut pas se faire immédiatement. On ne peut pas le faire du jour au lendemain, d'abord parce que les fonctionnaires ont tous un statut protégé par la loi qui fait qu'on ne peut pas licencier du jour au lendemain et d'une certaine manière, heureusement, parce qu'un pays a besoin de stabilité dans cette organisation. Mais je vous dis ceci, l'habitude pour faire les budgets, je vais vous dire comment ça se passe. C'est qu'on prend le budget de l'année précédente et on l'augmente automatiquement à peu près du montant de l'inflation. Et ça ne peut plus durer comme ça. Parce que si on n'examine pas en profondeur ce que l'État fait, ce que les collectivités locales font, ce que les innombrables agences qui dépendent de l'État font... Je suis persuadé que les moyens de l'État sont mal distribués aujourd'hui. Je suis persuadé que notre organisation, qui n'a pas été revue depuis des décennies, peut-être quatre ou cinq décennies, cette organisation, elle doit être repensée en profondeur. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, est-ce que ça peut être sans douleur ? Pardon, beaucoup de pays autour de nous... En d'autres temps, les Anglais, les Allemands, etc., un jour, ont dû réduire le nombre de leurs fonctionnaires. Ça n'enlève rien à la qualité des fonctionnaires. On n'est pas en train de dire que les fonctionnaires ont démérité, mais c'est le mouvement. Je rappelle que la France, c'est un record à les dépenses publiques les plus élevées de la zone euro en termes de PIB. C'est 57% du PIB. Ça mérite quand même une question directe. Oui ou non, pour vous, est-ce qu'il faut réduire le nombre des fonctionnaires ? Vous dites au futur, peut-être au futur, mais est-ce qu'il faudra le réduire ? 

François Bayrou : Ça dépend des missions. Il y a des missions, je pense par exemple à la santé, dans lesquelles vous voyez qu'on ne peut pas avoir des réponses par oui ou par non. Je sais que c'est votre habileté. 

Darius Rochebin : On peut dire que la charge totale diminuera ou non. 

François Bayrou : Au total, oui. Mais prenez la santé. Vous avez des infirmières, vous avez des aides-soyantes au lit du malade. Évidemment, ça n'est pas là qu'on va réduire le nombre. Vous avez des médecins, on n'en a pas assez. Ce n’est pas là qu'on va réduire le nombre. Mais dans l'organisation administrative qui tourne autour de tout ça, c'est vrai pour la santé, c'est vrai pour l'école, c'est vrai quelquefois pour les collectivités locales, c'est vrai pour l'ensemble de l'État. Il y a une réforme à conduire qui fasse que les moyens aillent au bon endroit. Et aujourd'hui, je ne crois pas que les moyens de l'État aillent au bon endroit. Ils ne vont pas assez au terrain et trop dans tout ce qui est bureaucratie, paperasse... 

Darius Rochebin : Vous avez donné un exemple, ce sont les agences. Ça a été un moment fort de la déclaration de politique générale. Vous dites 1000 agences environ, agences, commissions, autres comités, etc. Ça représente beaucoup d'argent, hein ? 82 milliards, c'est ça ? 

François Bayrou : Oui, alors... Je crois que le chiffre exact... Enfin, pour autant qu'on connaisse le chiffre exact. 

Darius Rochebin :  Ce n’est pas rassurant ce que vous me dites. 

François Bayrou : Ben oui, je ne suis pas rassuré et je ne veux pas vous rassurer, c'est pas ça la question. Au contraire, je veux qu'ensemble on réfléchisse. Il paraît qu'il y en a 1244. C'est pas moi qui ai fait ce calcul. 

Darius Rochebin :  C'est incroyable, vous êtes en train de me dire que vous, Premier ministre de la France, vous n'avez pas le nombre exact…

François Bayrou : 1244, c'est difficile de trouver plus précis comme nombre. 

Darius Rochebin :  Mais c'est un tel embrouillamini que vous l'avez découvert. 

François Bayrou :  Je ne l'ai pas découvert, ça fait des années qu'on en parle. Le budget a augmenté, je ne dis pas qu'elles ne font rien, il y en a de tout à fait utiles. France Travail, c'est une agence et c'est tout à fait utile. 

Darius Rochebin :  Question précise d'ailleurs, est-ce que vous allez renoncer aux 500 postes à France Travail ?

François Bayrou :  Je ne crois pas qu'il y ait dans l'état actuel du budget ces 500 postes-là. Donc, je reviens à la question. 1244 agences. Personne ne sait exactement comment elles sont organisées. Personne ne sait exactement comment elles sont contrôlées. Il y en a qui marchent sûrement très bien. 20 années d'organisations différentes et qui se comprennent très bien. Qu'est-ce qu'on a voulu faire ? On a voulu trouver plus de souplesse que dans l'organisation hiérarchisée de l'État. On a voulu qu'on puisse recruter des gens plus facilement, peut-être licencier des gens plus facilement, pour que ça marche mieux. Mais, comme toujours, la bureaucratie s'introduit là-dedans. Alors, je peux vous parler d'un progrès majeur. J'ai été commissaire au Plan. Et j'ai dit, le Plan, ça doit faire de la stratégie. Il y a une agence qui s'appelle France Stratégie. Mais elle ne fait pas d'analyse stratégique. Elle fait de l'évaluation et elle fait...

Darius Rochebin :  Résultat de tout ça, est-ce que ce monstre que vous nous décrivez, ce monstre va maigrir, oui ou non ? 

François Bayrou : Oui, nécessairement. Et il faut que ces agences soient organisées de manière différente. J'avais commencé à vous dire qu'elles coûtaient de plus en plus cher. Il y a 6 ans, c'étaient 19 milliards. Puis c'est passé l'année suivante à 23 milliards. Cette année, c'est 83 milliards. Vous mesurez ce que ça signifie. Alors il y en a certaines qui sont très utiles et très puissantes. Mais bien sûr, il faut que tout ça soit réinterrogé, et je vais faire en sorte, avec le Parlement, que cet ensemble-là, ce maquis-là, soit élucidé. 

Darius Rochebin : François Bayrou, la France championne en matière de dépenses publiques, la France championne en matière sociale. Un tiers du PIB voué aux prestations sociales, record d'Europe. Les dépenses de santé, 10% du PIB, là aussi c'est les plus élevées en Europe. Tant mieux, autant être généreux, mais est-ce que c'est tenable ? 

François Bayrou : Non. Alors ça n'est pas tenable, vous venez de changer de sujet. Vous êtes passé du budget de l'État au budget des assurances sociales. Nous sommes le pays qui a le pacte social le plus généreux du monde. Est-ce que ce pacte social est tenable ? Non. Parce que par exemple, sur les retraites, il y a de moins en moins de gens qui travaillent et il y a de plus en plus de personnes pensionnées à la retraite. Il y avait de plus avant que les réformes n'interviennent. Et pourquoi est-ce que ce pacte, avant de parler des mesures de gestion dont je veux bien parler, pourquoi est-ce que ce pacte n'est pas tenable ? Parce que démographiquement, nous sommes devant un problème de la France, parce que le nombre d'enfants du pays baisse, le nombre d'enfants que font naître les familles françaises baisse... 

Darius Rochebin : Vieux thème chez vous, déjà quand vous étiez au Plan. 

François Bayrou : Oui, mais même un tout petit peu avant. Or, nous avons un contrat social qui est, je disais, unique au monde. Pourquoi est-il unique au monde ? Tous les pays qui nous entourent, tous les pays développés, ont un contrat social qui est très simple, c’est chacun pour soi. Je paie pour les études de mes enfants, si je suis malade, je sors ma carte bleue, je m’assure moi-même, et pour la retraite, je fais retraite qu’on appelle par capitalisation les fonds de pension, c’est-à-dire chacun s’occupe de lui-même et de sa famille. En France, ce n’est pas du tout ça. Ça n’est pas le chacun pour soi, c’est le tous pour un. C’est la collectivité qui organise l’école des enfants jusqu’à l’enseignement supérieur. C’est la collectivité qui vous assure contre la maladie. C’est la collectivité qui vous garantit une retraite, si vous travaillez. Et c'est la collectivité qui vous assure contre le chômage. Vous vous rendez compte ? Ces cinq choses-là. Et le seul pays au monde qui fasse que tout le monde est garanti, c’est la France. Ça ne peut marcher que si le tous, pour un, les tous sont assez nombreux. Ce qui fait que la crise démographique du pays menace notre modèle social. Personne ne le dit, et pourtant cette réalité-là, elle est cruelle et tragique. 

Darius Rochebin : Alors parlons de la démographie puisqu’il n’y a pas 36 solutions. Si on veut corriger ça, il faut faire plus de bébés. Voilà, méthode Debré, trois enfants et plus, on n’y est pas. Au contraire, on a baissé, on est maintenant à 1,62 par femme. 

François Bayrou : Quelques-uns d’entre nous y sont. 

Darius Rochebin : Voilà, combien avez-vous d’enfants ? 

François Bayrou : Six enfants. 

Darius Rochebin : Six enfants, vous avez fait un gros effort. Moi je suis à deux, il faut que tout le monde ici, évidemment, contribue à l’effort national. Quoi qu’il en soit, il y a cette solution-là, où il y a la migration. Sur notre antenne, deux de vos ministres ont donné deux visions différentes. Est-ce qu’on a besoin de la migration pour l’emploi, et à terme, pour payer les retraites ? Bruno Retailleau dit : « L’immigration n’est pas une chance pour la France », Éric Lombard, hier sur notre antenne, dit « Ce n’est pas ma vision. Bien sûr, la France doit rester un pays d’immigration, de travail ». Question simple, qui a raison ? 

François Bayrou : Les deux.

Darius Rochebin : Centriste ? 

François Bayrou : Non, pas du tout centriste. C'est un des sujets les plus lourds que nous ayons devant nous et que tous les pays européens ont devant eux. Et tous les pays du monde, vous avez vu l'élection de Trump. Tous les pays du monde ont cette question devant eux. Trump, la première chose qu'il a faite, de manière publicitaire, c'est charger des charters pour ramener des migrants chez eux, en Colombie, la Colombie les a refusés, alors il décide de... 

Darius Rochebin : Pardon, est-ce que ça n'est que publicitaire ? Certains disent, quand même avec certains arguments, cette histoire de Colombie, il a réussi à faire plier la Colombie en quelques heures, là où la France ne réussit pas à faire plier des pays d'origine depuis des années. 

François Bayrou : Eh bien, c'est exactement ce que j'ai dit au ministre de l'Intérieur, M. Retailleau, que vous indiquiez. J'ai dit que la question cruciale que nous avions devant nous, c'est est-ce qu'on peut ou pas ramener dans leur pays d'origine les OQTF, obligation de quitter le territoire français. Pour l'instant, on n'y arrive pas. Il y a à peine 7% des décisions d'obligation de quitter le territoire qui sont exécutées. Pourquoi ? Pas par mauvaise volonté, ni de la police, ni de la justice, même si ça retarde beaucoup, même s'il y a des délais qui sont très importants. Mais pour une raison précise, c'est que les pays d'origine ne veulent pas reprendre leurs ressortissants. Est-ce qu'on peut régler cette question ? Ça veut dire qu'il faut organiser des pressions, ouvertes ou discrètes sur les pays qui sont d'origine de ces ressortissants, pour qu'ils assurent leur premier devoir, qui est de reprendre leurs nationaux.

Darius Rochebin : Est-ce que, oui ou non, la France a besoin d'une migration de travail ? Est-ce que, oui ou non, elle a besoin des migrants pour payer à terme les retraites ? 

François Bayrou : Séparez les deux questions. 

Darius Rochebin : Alors, immigration de travail, oui ou non ? 

François Bayrou : Je pense que pour le travail, il y a des métiers dans lesquels on ne trouve plus de Français. Ils veulent les assurer. Et ça n'est pas juste de ne pas le voir. Et ceux qui travaillent dans ces métiers-là, s'ils acceptent, un, d'être assidus au travail, deux, d'apprendre le français. La langue est un instrument d'intégration magique. Et trois, s'ils acceptent nos principes de vie. Les gens disent des valeurs, des principes de vie. Par exemple, le principe que chez nous, ce n'est pas la religion qui fait la loi. Le principe fondamental de la nation française, c'est que la religion est une affaire de conviction personnelle ou familiale, mais ce n'est pas la religion qui fait la loi. 

Darius Rochebin : Est-ce que nous aurons à terme besoin des migrants ? Madame Merkel l'avait dit, elle avait assumé ça, on trouve ça insupportable ou louable, chacun jugera, elle avait dit oui, et après il y a eu plus d'un million de Syriens.

François Bayrou : D’un seul coup.

Darius Rochebin : D’un seul coup. Mais est-ce que le calcul est juste ?

François Bayrou :  Non, en tout cas, c'est certain qu'il y a une partie de la population française qui n'assume pas un certain nombre de métiers. J'ai souvent dit, promenez-vous dans les rues de nos villes, regardez les échafaudages, portez votre regard sur ceux qui sont sur les échafaudages, et vous allez voir d'où ils viennent. Assez rarement des centres-villes les plus traditionnellement nationaux. Ils viennent très souvent de l'étranger. Et c'est une machine à intégrer le travail, à la condition que nous sachions garantir l'ordre. Dans quel désordre sommes-nous ? Qu'est-ce que dit le ministre de l'Intérieur ? Et en quoi a-t-il raison ? Vous ne pouvez pas accepter que dans le pays, il y ait des dizaines ou centaines de milliers de personnes qui sont en situation irrégulière.

Darius Rochebin : Et que l'économie emploie souvent. 

François Bayrou : Que l'économie emploie souvent, se satisfait d'employer. 

Darius Rochebin : À bas prix. 

François Bayrou : Oui, peut-être. En situation irrégulière. Aucun pays du monde ne peut accepter. J'étais à Mayotte, il n'y a pas longtemps, l'île, nos compatriotes mahorais sont dans une situation insupportable parce qu’entre 20 et 25% de la population est en situation irrégulière et construisent des bidonvilles.

Darius Rochebin : Parlons-en s'il vous plaît. Un projet existe pour Mayotte pour restreindre le droit du sol, pour qu'il faille un an de présence des parents, en tout cas de la mère, sur le territoire mahorais pour que l'enfant soit français à sa majorité. Est-ce que d'abord cette réforme verra le jour ? 

François Bayrou : Oui, je crois.

Darius Rochebin : Est-ce que c'est un coin enfoncé dans le dogme, où chacun dira comme il veut, du droit ? Est-ce que ça va donner une forme de modèle pour la France ? 

François Bayrou : Je crois avoir été le premier, il y a des années, dans une campagne présidentielle antérieure, à proposer qu'à Mayotte et en Guyane, on regarde en face cette question du droit du sol. 

Darius Rochebin : Mais en dehors, au-delà de ça ? 

François Bayrou : Mayotte et Guyane, c'est ça la question. Et la proposition de loi qui va être examinée au Sénat, cette proposition de loi... elle dit une chose très simple, vous ne pouvez pas venir en France pour accoucher pour que l'enfant soit français. 

Darius Rochebin : Est-ce qu'on en tirera des leçons pour la métropole en général, pour le territoire métropolitain ? 

François Bayrou : Il y aura des débats, mais... Il va y avoir tout le débat au Parlement sur ce sujet-là. 

Darius Rochebin : Vous y seriez favorable ? 

François Bayrou : Non, je pense qu'il faut faire attention. C'est des très grands sujets. D'abord, c'est la Constitution. C'est-à-dire que ça fait partie de la loi fondamentale du pays. Et beaucoup de ceux qui sont français nés à l'étranger, beaucoup, s'intègrent tout à fait…

Darius Rochebin :  Bien sûr, mais Valéry Giscard d'Estaing, rappelez-vous, 1991, de grande famille centriste comme vous, l'avait proposé, passer au droit du sang, il avait utilisé à l'époque, vous vous souvenez, une formule très controversée, il avait parlé d'invasion migratoire. Chirac l'avait, disons, félicité pour cela, il soutenait à l'époque. Est-ce que ce débat, vous dites, qui va revenir ? 

François Bayrou : On va le traiter sur Mayotte et sur la Guyane, j'espère. 

Darius Rochebin : Pas au-delà ? 

François Bayrou : Et on va dire une chose simple, on ne peut pas détourner notre droit fondamental, ancestral, qui vient de l'Ancien Régime, on ne peut pas détourner ce droit pour faire de l'immigration forcée, illégale. 

Darius Rochebin : Un mot encore sur l'immigration, s'il vous plaît. Dans votre déclaration de politique générale, vous avez une formule qui a beaucoup frappé les esprits. Vous parlez d'un village pyrénéen et vous dites l'installation étrangère d'une famille étrangère dans un village des Pyrénées suscite un mouvement de générosité. Une famille. À l'inverse, 30 familles qui s'installent et le village se sent menacé, des vagues de rejets se déploient et vous dites l'immigration est une question de proportion. Ce seuil d'intégration que vous décrivez pour un village des Pyrénées. Est-ce qu'il est atteint, selon vous, pour la France entière ? 

François Bayrou : En tout cas, je pense que c'est la question fondamentale. Je sais bien qu'on ne la regarde pas en face ou on n'ose pas la regarder en face. Je pense que l'attitude par rapport aux migrants, elle n'est pas la même selon que vous avez 20% ou 30%, c'est le cas à Mayotte de la population, ou bien que vous avez une proportion faible. Dans un cas, il y a un accueil, et dans l'autre cas, il y a un rejet. 

Darius Rochebin : Est-ce que ce seuil est arrivé à l'échelle de la France ?

François Bayrou : Oui, en tout cas, on s'en approche, vous voyez le sentiment de blocage qu'il y a d'un certain nombre de gens. Mais il y a des métiers qui ouvrent à la possibilité d'une intégration. Et je vous répète que pour moi, c'est le travail, la langue et les principes de vie qui sont les trois conditions pour que cette intégration se fasse. 

Darius Rochebin : Un mot encore et ensuite on passera à d'autres sujets si vous le voulez bien, notamment les retraites. Mais sur cette question de l'intégration, on comprend vous-même l'importance que vous lui accordez, vous y êtes arrivé de vous-même. La transformation démographique de la France. Dans une précédente émission, on prenait une photo de votre classe, je crois, à Nay. Et vous êtes là tous les gamins, vous êtes jeunes gamins. Il n'y a que des blancs. Et oui, pourquoi pas, c'est vrai qu'on remarque cela. Une foule française aujourd'hui est différente d'une foule de votre enfance. Il y a des Français qui trouvent ça, qui sont gênés de ça pour des raisons culturelles, civilisationnelles. Ils se disent que quelque chose de la culture d'avant est en train de passer, d'autres qui s’en réjouissent, ce qu'ils disent, mais c'est le grand mouvement du monde. Comment définissez-vous ça ? Est-ce qu'il y a une logique souhaitable selon vous, ou pas souhaitable, que la France soit métissée ? 

François Bayrou : Je n'aime pas que l'on défende cela comme un principe. Je ne crois pas que ce soit mieux d'être métissé que de ne pas l'être. Je pense que les apports étrangers sont positifs pour un peuple à condition qu'ils ne dépassent pas une proportion. Je pense que la rencontre des cultures est positive. Mais dès l'instant que vous avez le sentiment d'une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, de ne plus reconnaître les modes de vie ou la culture. Dès cet instant-là, vous avez rejet. 

Darius Rochebin : On y est en France, selon vous ? Est-ce qu'on y est en France, oui ou non ? 

François Bayrou : On approche, en tout cas, c'est dans cette zone qu'on se trouve. Et un certain nombre de villes ou de régions sont dans ce sentiment-là. Je répète, pour moi, c'est une question de proportion. Et cette question de proportion, elle est très rapidement et très souvent atteinte. Je reprends l'exemple de Mayotte, il est très intéressant et je pourrais le prendre dans d'autres territoires d'outre-mer. Mayotte, ce sont des rejets qui deviennent violents et avec des teintes d'exclusion et de racisme, alors que ce sont les mêmes cultures, mêmes religions, même langue et même famille. Simplement, les apports des îles voisines sont ressentis comme une agression. 

Darius Rochebin : Mais monsieur le Premier ministre, vous avez analysé des mots très forts dont je vous demande de préciser. Vous avez dit qu'on peut avoir un sentiment de submersion et vous avez dit en France qu'on s'approche de ça. Vous pensez vraiment ça, qu'en France on s'approche d'un sentiment de submersion ? 

François Bayrou : Je pense que beaucoup de Français et beaucoup de quartiers ou beaucoup de villes ont le sentiment que ça n'est plus maîtrisé. Et il suffit de voir les faits divers pour mesurer que les manquements, les délits se concentrent. Et on ne voit plus que ça. Ceux qui regardent vos écrans ne voient plus que ça. Ils ont le sentiment que c'est forcément des étrangers ou des immigrés qui manquent au devoir que nous avons. Et tant que nous n'aurons pas garanti l'ordre sur notre sol, c'est-à-dire la certitude que quand quelqu'un est en situation irrégulière, celui-là, eh bien, on peut le raccompagner chez lui, avec le respect qu'on doit aux personnes humaines, mais pour garantir que notre loi est respectée, que nos décisions sont respectées. 

Darius Rochebin : En ce sens-là, est-ce que le binôme Retailleau-Darmanin, c'est vraiment un des piliers de votre gouvernement, est en train de créer un changement politique ? 

François Bayrou : En tout cas, il a été voulu comme ça. Ça fait des temps immémoriaux que la police dit nous on les arrête, mais les juges les libèrent. Et on les retrouve le lendemain matin dans les quartiers laids, ça veut dire les jeunes, c'est souvent des jeunes délinquants, et souvent, en effet, culturellement, en situation de rupture. 

Darius Rochebin : Est-ce que c'est une manière démocratique de reprendre du terrain politique, Madame Le Pen ? 

François Bayrou : Non. Excusez-moi, je... 

Darius Rochebin : On a le droit d'agir et d'avoir des calculs politiques. C'est pas tabou. 

François Bayrou : Excusez-moi, c'est la plus mauvaise manière de réfléchir. Si vous faites les choses pour gagner des parts de marché sur des adversaires politiques, alors c'est que vous n'avez pas de conviction personnelle. Moi, j'ai une conviction personnelle, c'est que l'ordre, c'est pour les plus fragiles. L'ordre, c'est pour les plus pauvres. L'ordre, c'est pour ceux qui ne peuvent pas se défendre tout seuls. Autrement, vous vous trouvez dans une société de type américain, dans laquelle vous constituez un quartier avec une milice, avec une sécurité privée, que vous payez pour être tranquille dans votre quartier. C'est le contraire de la République française. Vous entendez ça ? C'est le contraire. 

Darius Rochebin : Vous êtes un paradoxe, parce que vous êtes un centriste, et vous avez toujours manifesté une très grande écoute pour ce qu'on appelle les extrêmes. Je suis frappé de voir que Jean-Luc Mélenchon vous dites toujours, homme cultivé, vous n'êtes pas d'accord avec lui, mais vous dites, homme cultivé, vous exprimez un très grand respect, je peux dire ça, à son sujet, et d'ailleurs à ses électeurs. Idem pour le Rassemble National. Vous avez toujours été respectueux de Marine Le Pen, là où d'autres la décrivaient comme un danger pour la démocratie. Pourquoi ?

François Bayrou : Vous avez très bien compris. Alors donc je vous donne acte de ce point-là. Pourquoi ? Parce que ce sont des Français. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, à eux deux, à la dernière élection présidentielle, ils ont obtenu, écoutez bien, entre 16 et 17 millions de voix. Si vous ne vous rendez pas compte que la manière dont on parle d'eux nourrit les électeurs qui les rejoignent. Si à chaque instant, vous faites de chacun d'entre eux l'ennemi public numéro un, dans une société qui a tellement de problèmes, vous lui apportez sur un plateau d'argent des millions de voix. Et puis je n'aime pas qu'on cloue au pilori des Français, même s'ils se trompent. Je trouve que forcément nous les connaissons tous. Ce sont des voisins, ce sont des cousins, ce sont des gens que nous fréquentons dans l'entreprise ou dans le quartier ou dans les associations. Je n'aime pas qu'on parle d'eux avec mépris, avec rejet ou avec violence. Je pense que tout ça nourrit d'abord une division profonde à l'intérieur du pays. Et je crois que ce dont on a besoin, c'est d'un pays uni. Mais surtout, et en plus, ça les sert. La violence des uns sert la violence des autres. Et ce dont on a besoin désormais, c'est de pacifier le pays. C'est de faire en sorte que, ok, nous reconnaissons nos différences. Je sais très bien qu'avec ces forces politiques-là, je ne pense pas du tout la même chose. 

Darius Rochebin : Là, vous avez fait référence même à Henri IV. Vous avez dit, il y a quelque chose de ça, c'est-à-dire qu'on soit catholique ou protestant, un jour, on passe à autre chose. 

François Bayrou : C'est même le fondement de la nation française depuis ce roi que j'ai tant aimé et sur lequel j'ai tant écrit. Et pas parce qu'il était de chez moi, mais parce qu'il a créé l'identité de la France. Et l'identité de la France, c'est la tolérance, et au-delà de la tolérance un jour, la compréhension mutuelle. On a découvert les vertus de la laïcité pour la religion ou la philosophie. C'est-à-dire, ça n'est pas parce que vous ne croyez pas la même chose que moi que je vous dénie la qualité d'être un citoyen français. Eh bien, je suis persuadé que cet effort de laïcité, on doit le faire aussi en politique. Ça n'est pas parce qu'il y a des gens qui ne croient pas la même chose que moi que je peux leur dénier le droit d'être français. 

Darius Rochebin :  François Bayrou, vous êtes allé très loin dans cette laïcité. Peu d'entre vous l'ont fait dans cette partie-là du spectre politique. Avec Marine Le Pen, vous avez offert votre parrainage en 2022 pour la présidentielle. Dans cet esprit-là, en disant, tout le monde doit pouvoir participer. Vous aviez parlé d'une banque de la démocratie. Est-ce qu'il en reste quelque chose ? Franchement, est-ce qu'elle vous reste reconnaissante ? Est-ce que ça va compter dans la donne politique ? 

François Bayrou : Vous n'allez pas me croire si je vous le dis, mais je vais vous dire les choses quand même. Si vous croyez que j'ai fait ça... 

Darius Rochebin :  Non, je ne dis pas ça, mais le résultat de ça, est-ce que vous avez un lien, disons, avec Mme Le Pen qui différencie de ce que, par exemple, était le lien avec M. Barnier ? 

François Bayrou : Si vous croyez qu'une décision aussi lourde de conséquences que de proposer une banque de la démocratie et une banque des signatures pour l'élection présidentielle, alors que cette candidate, qui allait réunir un score de 40% des voix au deuxième tour, était menacée de ne pas pouvoir participer à cette élection. 

Darius Rochebin :  Bien sûr, mais avouez que c'est quand même très différent du Front Républicain qu'on a vu aux dernières législatives. 

François Bayrou : Pas du tout. 

Darius Rochebin :  Ah bah si. 

François Bayrou : Pas du tout. Le Front Républicain, j'y ai participé. 

Darius Rochebin :  Entre dire que quelqu'un est un danger, c'est ça le Front Républicain, est un danger pour la démocratie libérale, et dire il faut qu'il participe, il ne faut pas dire les deux à la fois, ça fait un peu beaucoup. 

François Bayrou : Vous vous trompez sur toute la ligne. Jean-Luc Mélenchon, je suis en désaccord radical avec son approche. Et quelle est son approche ? Il l'a très bien expliqué. Conflictualisé. Tout conflictualisé. C'est-à-dire, vous prenez tous les problèmes du pays et vous faites de tout une guerre. Parce que, à terme, ça favorisera la révolution, une révolution. Je redoute beaucoup les... 

Darius Rochebin : Est-ce que je peux vous provoquer, François Bayrou ? 

François Bayrou : Vous ne m'avez pas laissé finir. 

Darius Rochebin : Je vous laisse finir et je vous provoque. Allez-y. 

François Bayrou : Jean-Luc Mélenchon, je suis en désaccord radical avec lui. Est-ce que pour autant, je veux l'interdire de vie politique ? Je suis en désaccord radical sur le Moyen-Orient. Vraiment. Est-ce que je pense de mon droit de l'interdire de la vie politique ? Vous vous trompez sur toute la ligne. Je pense quel la lutte contre les extrêmes, si le mot de lutte est adapté, en tout cas le combat contre les extrêmes, le fait qu'on refuse de leur céder le terrain, je pense que ce combat-là, il ne peut être conduit qu'en montrant qu'on n'est pas soi-même dans la violence. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, je me rappelle François Mitterrand qui citait souvent un texte de Montherlant, Syncrétisme et alternance, et qui avait une forme de gourmandise pour les extrêmes. Il avait eu des gens, des amis très à droite, d'extrême droite. Et il avait fait entrer les communistes au gouvernement. Est-ce qu'il y a quelque chose de ça chez vous ? 

François Bayrou : J'ai, comme lui, beaucoup pensé à la France. J'ai, comme lui, beaucoup pensé à la France sous l'abord de l'histoire de la France. Et je pense à la France sous l'abord du respect que j'ai pour les citoyens français, quels qu'ils soient. Je combats les idées. Je combats encore davantage les arrière-pensées. Je n'ai jamais manqué une seule fois à ce combat-là. J'ai participé au Front républicain parce qu'on était sur le point de voir un des deux extrêmes, l'extrême droite, prendre le pouvoir. Et pour moi, ça n'est pas acceptable pour le pays. 

Darius Rochebin : Alors, application de ce raisonnement à la situation présente. 31 mars, Marine Le Pen affronte une échéance extrêmement importante. Ont été requis contre elle l'inéligibilité à exécution provisoire de la prison. Vous aviez été accusée dans une affaire d'assistant parlementaire. Elle n'est pas tout à fait semblable, mais enfin, elle est comparable, on peut dire ça ? 

François Bayrou : Oui. 

Darius Rochebin : Comparable. Est-ce que ce serait... 

François Bayrou : L'accusation est comparable. 

Darius Rochebin : Voilà. Vous l'avez très mal ressentie et vous avez souvent dit que ça a été une épreuve très dure, notamment pour des personnes chères qui sont décédées depuis lors. 

François Bayrou : Oui. 

Darius Rochebin : Est-ce que ce serait une erreur politique qu'elle soit déclarée inéligible ? 

François Bayrou : La responsabilité du gouvernement ne peut pas porter sur la justice. Mais je pense qu'il est très dérangeant que des jugements soient prononcés sans qu'on puisse faire appel. Et deuxièmement, je considère que cette accusation-là, c'est-à-dire l'idée que l'aide que le Parlement européen mobilise pour aider les parlementaires européens à faire leur travail, il est une accusation injuste que de penser que le parti politique ne les aide pas. Un parti politique, ça fait élire un député européen, puisque c'est sur une liste, c'est lui qui les choisit. Ça les aide à défendre leurs idées, surtout quand ils sont minoritaires. Et enfin, troisièmement, c'est le seul vecteur pour les faire réélire. Et donc, j'ai toujours considéré, tout en prouvant que nous n'étions pas, que je n'étais pas avec nombre de mes amis, certains, ont été condamnés injustement et ils feront appel. Mais je ne trouve pas que ça soit juste. 

Darius Rochebin : C'est clair. Abordons la question frontalement, la question un jour, des ministres RN peuvent-ils siéger dans un gouvernement d'union ? Je rappelais François Mitterrand, il l'a fait avec les communistes à une époque où les missiles non-soviétiques, qui payaient, les soviétiques qui payaient, qui donnaient du cash au Parti communiste français, c'était quand même quelque chose, sont entrés au gouvernement. Est-ce qu'un jour, des RN peuvent entrer dans un gouvernement d'union, par exemple avec des MoDem, par exemple avec des LR ? 

François Bayrou : Je ne le crois pas, parce que les idées fondamentales, ce qu'on appelle les valeurs... 

Darius Rochebin :  On le voit en Italie, Meloni, on le voit même aux Pays-Bas, les libéraux gouvernent avec Wilders, etc. Ça commence à bouger. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore. 

François Bayrou : Oui, mais ce n’est pas mon idée. Mon idée est que l'union est nécessaire, mais à condition qu'elle respecte un certain nombre de principes communs. Vous voyez, je n'emploie pas le mot de valeur parce qu'il m'énerve. L'utilisation à tout bout de champ du mot de valeur, je le trouve un peu dévalué. Mais, très précisément, je pense qu'un gouvernement ne peut être formé que de personnes qui partagent, qui ont en commun les principes qui les font vivre ensemble. Et vous voyez que ça n'est pas le cas Ni avec le Rassemblement National, ni avec les Insoumis... 

Darius Rochebin : Parlons des impôts, parce que ça c'est un peu plus douloureux. Il y a beaucoup de clarifications qu'on attend de votre part ce soir. D'abord, oui ou non, est-ce qu'on peut s'engager à ce que les ménages français, je parle bien des ménages, n'auront pas d'impôts nouveaux en 2025 ? 

François Bayrou : Oui.

Darius Rochebin :  Est-ce que c'est valable aussi pour 2026 ? On sait souvent que le diable se cache dans les détails, comme on disait à l'école religieuse chez vous. 

François Bayrou : Darius Rochebin, franchement, j'ai suffisamment de mal à établir et à faire voter le budget 2025 sans que vous me demandiez des engagements sur le budget 2026. D'abord, je vous remercie parce que ça veut dire que vous considérez que le gouvernement... 

Darius Rochebin : Oui, vous allez durer, on vous offre la durée. Vous voyez, on est généreux.

François Bayrou :  Alors, je vais vous dire quelque chose qui compte beaucoup pour moi. Je crois que le budget 2026 devrait être très différent du budget 2025. Parce que je compte bien que nous allons ensemble construire une action publique de l'État qui sera très différente de la situation que nous avons aujourd'hui. Je pense qu'il faut que nous reprenions, comme sur une page blanche, les politiques publiques que nous adoptons et que nous examinions les moyens que nous y mettons. Parti comme ça, ça ne marchera pas. 

Darius Rochebin : Restons un peu sur 2025, quand même. Alors, allons-y. On a dit donc, pas de nouveaux impôts pour les ménages, 2026, pas d'engagement. Qu'est-ce qu'il en est des contributions exceptionnelles des très hauts revenus ? D'abord, très hauts revenus, c'est combien ? 

François Bayrou : Je ne sais pas ce que fixera la commission mixte paritaire. 

Darius Rochebin :  Bon. Admettons 250 000, c'était par personne et par an, c'est ce qui était précédemment fixé. Est-ce que cet impôt-là, quoi qu'il en soit, sera maintenu ? Est-ce que c'est votre souhait, en tout cas ? 

François Bayrou : C'est un impôt qui a été défini comme un impôt momentané pour la situation de crise. 

Darius Rochebin :  Une année ? 

François Bayrou : Je crois qu'ils avaient dit deux ans. 

Darius Rochebin :  Vous avez reculé un an, c'est ça ? 

François Bayrou : Je n'ai rien reculé du tout. 

Darius Rochebin :  Vous laissez la commission ? 

François Bayrou : C'était fixé et la commission va dire ce qu'il en est. La contribution des très grandes entreprises qui ont un chiffre d'affaires au-delà d'un milliard, là aussi, si j'ai bien compris, il y a l'idée de le réduire à un an, est-ce que ça s'est maintenu aussi ? Oui, cette contribution est maintenue et elle est, on va voir ce que dira la commission mixte paritaire, mais elle est d'une année. 

Darius Rochebin :  Est-ce que ça n'est pas une erreur de frapper ? Là, on parle au moins d'entreprises qui marchent. En France, tout à l'heure, vous ironisiez vous-même sur les agences et sur ce désordre des agences dont on ne sait pas très bien ce qu'elles font. Là, on a des entreprises qui marchent, qui tiennent leurs comptes. Contrairement, pardon, à Bercy, qui n'a même pas su prévoir son déficit, qui est passé de 4,4 à 6 en quelques mois. Franchement, François Bayrou. 

François Bayrou : Ne me mettez pas mal avec plus des gens que je ne le suis aujourd'hui. 

Darius Rochebin : François Bayrou, sérieusement, on se dit que l'argent est mieux là et produira plus de richesses nationales que dans les mains de l'État, pour l'instant. 

François Bayrou : Je vais vous dire exactement ce que je pense. Ce que je pense, c'est que toujours frapper l'entreprise et toujours frapper ce qu'on appelle les grandes entreprises, c'est se tromper de cible. Je pense que les grandes entreprises, c'est très souvent les entreprises qui réussissent, qui exportent. Et donc, ils sont à la pointe de ce que nous savons faire de mieux, les Français. Et dire que c'est un scandale et qu'elles doivent payer, je trouve que c'est très mal pensé. Et donc, je n'ai pas envie d'en faire la règle. En revanche, il y a quelque chose à quoi il faut qu'on regarde de près, c'est les fraudes fiscales, ou en tout cas les abus fiscaux, le fait qu'on se serve d'un certain nombre de règlements pour ne pas payer d'impôts, ou pour payer moins d'impôts que ce qu'on devrait payer, et notamment quand on a beaucoup de moyens, il y a là quelque chose qui n'est pas acceptable. 

Darius Rochebin : Votre regard sur la richesse ? 

François Bayrou : Toute fraude est à pourchasser. 

Darius Rochebin : On avait la discussion hier, début de discussion avec le ministre de l'Économie et des Finances, Bernard Arnault, qui est à l’investiture de Donald Trump. Est-ce que pour vous, c'est un motif de fierté ?

François Bayrou : En tout cas, j'ai une position très simple. Moi, ce qui me gêne, ce n'est pas la richesse, c'est la pauvreté. 

Darius Rochebin : Donc tant mieux s'il y a des riches. 

François Bayrou : Vous savez ce que je crois profondément, c'est que l'argent ça ne fait pas le bonheur, contrairement à ce qu'on croit. Je pense que ça n'est pas si évident et d'avoir créé une entreprise française qui porte l'image de la France, ce que M. Arnault a fait, je trouve que en tout cas ça ne mérite pas d'être ciblé. Mais autre chose est de faire qu'il n'y ait pas d'abus. Je pense que l'argent ne peut pas diriger tout, et je vais aller un tout petit peu plus loin, l'argent ne peut pas diriger les consciences. Et donc, il est très important que nous ayons des règles, par exemple de pluralisme, qui garantissent que l'information ou la culture puissent se développer dans le pluralisme, et pas uniquement être soumis à l'argent. M. Musk, par exemple, pour ce que j'en vois et pour ce que je pense, crée une menace sur les démocraties, grâce aux moyens immenses qui sont les siens, sans mesure, puisque c'est maintenant M. Arnault ayant été détrôné, c'est M. Musk qui est la première fortune du monde. 

Darius Rochebin : Beaucoup plus de milliards. 

François Bayrou : Oui, ça change tous les ans. 

Darius Rochebin : Ça a bien parti pour rester en haut. 

François Bayrou : Peut-être qu'on pourra en dire un mot dans une seconde, parce qu'il s'est passé aujourd'hui quelque chose d'absolument inouï. Mais je pense que l'argent ne doit pas vous donner le droit de diriger les consciences. Il s'est passé quelque chose aujourd'hui, qui précisément concerne M. Musk et les autres. Un événement inimaginable hier, 26 janvier. Il s'est passé un événement incroyable, c'est que dans ce domaine de l'intelligence artificielle, qu'on croyait entièrement dominé par les États-Unis, et qu'on croyait absolument dominé par les centaines de milliards qu'on y investissait. 

Darius Rochebin : 500 milliards chez eux, qui seront levés. 

François Bayrou : Il y a une entreprise chinoise qui avec 5 millions et avec des puces, des circuits électroniques classiques, on dira, a obtenu, semble-t-il, ça a été annoncé aujourd'hui, un résultat des performances plus importantes que Chat-GPT. 

Darius Rochebin : Bon, espoir pour l'Europe. On se dit là que l'Europe aussi peut peut-être …

François Bayrou : Non, mais vous avez l'air de dire ça en souriant, mais il faut une minute qu'on s'y arrête. On est menacé de domination. La Chine, au mois de décembre, c'est-à-dire il y a 15 jours, a passé le cap des mille milliards d'excédents commerciaux, de bénéfices commerciaux. Domination incroyable. Les États-Unis ont lancé des centaines de milliards, comme vous l'indiquiez, pour gagner la technologie, les chercheurs, pour qu'ils deviennent non seulement incontournables, mais dominants dans toutes les situations. Et on croyait, jusqu'à hier, que l'Europe n'avait aucune chance. Puis on vient de découvrir qu'avec des mises de fond modestes, l'intelligence humaine était capable d'aller plus loin que l'intelligence artificielle. On verra la suite. On ne regarde pas ça en face. Avec une conviction qui est très simple, qui est, réveillez-vous. Les Européens et les Français : réveillez-vous ! Nous avons les chercheurs en intelligence artificielle les plus reconnus de la planète entière. 

Darius Rochebin : Beaucoup partent aux Etats-Unis actuellement. 

François Bayrou : Oui, ils partent aux Etats-Unis parce qu'on les paye. Et bien... qu'on se ressaisisse. 

Darius Rochebin : Mais est-ce que ça ne dit pas, l'apologue que vous venez de décrire, le grand problème, c'est-à-dire qu'on a plein de bonnes idées, mais la puissance économique est en train de monter aux Etats-Unis pendant qu'elle est en train de reculer ici, notamment pour le poids des retraites. Venons-y, s'il vous plaît, François Bayrou, la grande affaire de notre génération. J'aimerais partir de votre équation. C'est vous qui l'avez donnée lors de la DPG, cette équation vertigineuse : 380 milliards de recettes, 325 milliards de cotisations, manquent ?

François Bayrou : 380 milliards de versements de pension. 

Darius Rochebin : Et manque donc 55 milliards, dont 45 milliards empruntés. Quand on voit un tel vertige, vous avez ouvert un conclave, bravo, tout à l'heure sur ce plateau, les commentateurs vous félicitaient, ils disaient c'est bien, c'est le dialogue social, mais est-ce qu'il y a un autre sens possible économiquement que d'aller de l'avant vers les 64 ans ? Quand on regarde ça. 

François Bayrou : Ce n’est pas les 64 ans qui me choquent. Travailler plus, c'est une nécessité. Il n'y a aucun moyen de s'en sortir, ni pour le niveau de vie, ni pour la production du pays, que d'avoir de plus en plus de gens qui travaillent. Et de plus en plus de gens qui travaillent quand ils sont seniors. La question, c'est qu'il faut qu'ils le choisissent. Et je suis persuadé qu'il existe des accords qui peuvent faire qu'il y ait incitation pour ceux qui le veulent à travailler plus. 

Darius Rochebin : Pardon, mais c'est un peu un conte. Regardez les chiffres. Comparer avec les Etats-Unis. Les heures travaillées par an aux Etats-Unis, 835 heures. 835 heures par an. France, 664. Ce sont deux mondes. On voit bien que ça ne suffit pas de dire allez les gars, si vous avez envie de travailler un peu plus, c'est autre chose. C'est une culture du travail, c'est une logique. Je ne dis pas qu'on est plus heureux là-bas. Je ne dis pas qu'on est plus heureux, mais... Le résultat économique est différent. 

François Bayrou : Pardon de vous dire ça, vous mélangez tout. Parce que 660 heures, comme vous le savez, c'est 1600 heures par an, 1607 heures par an que le travail représente pour un salarié dans notre pays. Ce que vous expliquez, c'est qu'il n'y a pas assez de gens au travail. Parce qu'on n'a pas créé assez d'emplois. Si nous avions le taux d'emploi de nos voisins, il n'y aurait, à l'heure actuelle, pas de problème de financement des retraites. Si nous avions la production, de la productivité, la capacité du pays par personne à produire, nous n'aurions pas de problème de financement des retraites. Et si nous avions le taux d'emploi des seniors comparable aux autres pays, eh bien il n'y aurait pas de problème de financement des retraites. Sur la question précise des retraites, vous êtes en train de décrire la situation que je crois vraie, que d'autres organisations du travail, d'autres créations d'emplois, et d'autres progrès de la productivité peuvent faire que nous ne soyons plus devant ce mur de dettes que les retraites représentent. Je suis persuadé qu'on peut y arriver, j'espère qu'on peut y arriver par des accords qui feront qu’il y aura plus de départs à la carte. Je pars plus tôt avec moins, je pars plus tard avec plus. 

Darius Rochebin : Vous espérez que ça sorte de ce conclave ? 

François Bayrou : J'espère que cette concertation sociale qu'on a lancée, qui est tout à fait unique, parce qu'on est devant une situation que tout le monde dénonce à l'envie, et tout d'un coup, il y a les bonnes volontés syndicales et d'entreprises qui disent après tout on pourrait peut-être en discuter. C'est tout à fait nouveau dans notre pays. 

Darius Rochebin : François Bayrou, répondez quand même à l'objection. Vous savez que tellement de gens la font, il gagne du temps. C'est-à-dire, au fond, vous avez critiqué les prédécesseurs avec raison, tous ceux qui ont dit, allez, les enfants paieront. Est-ce que vous n'êtes pas en train de faire la même chose ? 

François Bayrou : Je fais exactement le contraire. 

Darius Rochebin : Est-ce que vous n'êtes pas en train de gagner du temps, parce que vous avez besoin de temps pour rester ?

François Bayrou : Non. 

Darius Rochebin : En disant, allez, même si on ne règle pas cette réforme, même si on recule sur cette réforme des retraites, au moins je resterai Premier ministre. 

François Bayrou : Je pense qu'il ne faut pas reculer. Et je vous signale... 

Darius Rochebin : S’il y a compromis, ce sera reculade. 

François Bayrou : Non, en aucune manière. C'est parce que vous avez cette vision complètement dépassée de la situation. 

Darius Rochebin : Ce n'est pas ma vision. Pardon de dire ça. C'est la vision du Président de la République qui a été élu, réélu, qui a dit que c'était la réforme historique sur laquelle il ne fallait pas revenir. 

François Bayrou : C'est une réforme historique, mais peut-être la définition de cette réforme, son organisation, la manière dont elle a été présentée dans l'urgence ou conçue par des gens qui étaient tous de bonne volonté, mais simplement, je pense qu'il y a mieux à faire. Alors, je décris la situation comme elle était, j'ai été, pas seul, beaucoup de gens qui étaient là, Alain Madelin qui tout à l'heure était là, et puis la CFDT qui s'exprime souvent sur votre plateau, était favorable à la retraite à points. Qu'est-ce que c'est la retraite à points ? C'est une retraite plus souple, à la carte, où chacun peut aménager son temps de travail de manière à la fois à équilibrer les régimes de retraite et à garantir sa vie personnelle. 

Darius Rochebin : Est-ce qu'une piste, ce sont les dérogations pour la pénibilité ? Est-ce que là, c'est-à-dire que la pénibilité par carrière, par métier, même on peut descendre à un certain niveau de précision, c'est une piste de compromis où là, on va sortir au moins par le haut ? 

François Bayrou : Je crois que oui. Je pense que ce n'est pas la même chose de partir à 64 ou 65 ou 66 ans comme on veut alors qu'on a un métier qui a été préservé, qui n'est pas une usure physique. Je pense toujours à ça quand je vois les hommes, c'est souvent des hommes, qui, dans notre pays, sont sur les trottoirs en train d'étaler à la taloche le bitume brûlant, et à respirer les vapeurs du bitume brûlant, ou qui sont couvreurs sur les toits, ou qui portent des charges, ou qui sont dans des métiers nerveusement usants. Ce n'est pas la même chose. 

Darius Rochebin : À l'arrivée, est-ce que vous avez quand même un âge de référence ? Tout ce que vous dites est frappé au coin du bon sens, et toute personne de bon sens vous suivra, mais à l'arrivée, il faut bien un âge de référence. On voit autour de nous, en Europe, la plupart des pays sont au-dessus, 67, 66, 65. Il faut bien articuler un âge de référence. Quel est-il pour vous ? 

François Bayrou : Je ne crois pas, moi, que ça se résume à un âge de référence. Je crois que ça se résume à une question, qui est la question de l'équilibre financier possible du régime de retraite. Et donc, la question, c'est le nombre de personnes au travail. Ça, c'est la question. Et le nombre de personnes au travail que nous avons en France aujourd'hui, parce qu'on est mal organisé ou parce qu'on n'a pas pensé à aider, à encourager, à inciter, ce nombre de personnes au travail est trop faible. Et donc, je crois de toute ma certitude, je crois qu'il y a d'autres types d'organisations possibles. Encore une fois, ça avait été décrit par ceux innombrables qui étaient pour la retraite par points, depuis les libéraux jusqu'à la CFDT. Et peut-être au-delà. Je ne crois pas qu'on arrivera à la retraite par points là, maintenant, parce que c'est trop bloqué. Mais je pense que c'est une piste pour l'avenir. 

Darius Rochebin : Travailler plus. La piste des 7 heures de travail supplémentaires par an non rémunérées pour financer la protection sociale. C'est intéressant ce soir de vous voir fermer, ouvrir des portes comme je le disais tout à l'heure. On a bien compris que c'est une hypothèse de travail. Je ne veux pas vous enfermer et ça se fera ou non, mais vous-même, est-ce que vous y êtes favorable ou non ? 

François Bayrou : Moi-même, je pense que le travail doit être payé. Donc, ce n'est pas une bonne idée ? Donc, j'écoute, ça a été une proposition parlementaire. J'écoute et je suis prêt à discuter, il y aura discussion au sein de la CMP. 

Darius Rochebin : Et on comprend que ce n’est pas une bonne idée.

 François Bayrou : Moi je pense qu'il faut une règle simple, tout travail mérite salaire. Et je pense qu'il est bien que les gens puissent travailler plus, notamment s'ils le choisissent, et qu'il faut le faciliter, mais le travail ne doit pas être gratuit. Je pense que ceux qui travaillent ont droit à un salaire. 

Darius Rochebin : Est-ce que ça montre à quel point on est désespéré quand on en est à gratter comme ça, pardon, mais quand on lit ça, quand on met sur le papier 10 minutes de plus par semaine, 2 minutes par jour, tout ça paraît tellement dérisoire, je vois des sourires autour de moi parce qu'effectivement, un gouvernement qui en est à gratter comme ça... 

François Bayrou : Ça n'est pas un gouvernement qui en est là. 

Darius Rochebin : Oui mais enfin, c'est quand même votre ministre qui l'a exprimé. 

François Bayrou : C'est la discussion parlementaire. 

Darius Rochebin : Tout à l'heure, sur ce plateau, on comparait à ce qui se passe dans d'autres pays du monde, avec des Milei. Alors là, c'est l'autre extrême qui dit « Afuera ! », etc., qui parle de taille, de coupe claire dans l'État. Et là, on en est à dire, on va bouger de deux minutes par jour. 

François Bayrou : Vous voyez que je n'en suis pas là. Vous voyez que ce n'est pas ce que je défends. Au moins, donnez-moi acte, comme on dit. 

Darius Rochebin : Je vous le donne. Je vous donne le point, monsieur le Premier ministre. 

François Bayrou : Je pense que le travail doit être payé. On n'est pas assez nombreux au travail. C'est un pays qui s'est déshabitué de... mais le travail doit être payé. 

Darius Rochebin : Quel est votre regard plus général sur les retraités ? D'abord, est-ce que définitivement l'idée est enterrée, j'ai cru comprendre que c'était le cas, mais de votre bouche ça a un autre poids, de taxer davantage ou d'avoir une cotisation, une contribution exceptionnelle des retraités au-dessus d'un certain seuil ? Ceux qui ont les meilleurs revenus. 

François Bayrou : Oui, mais au-dessus d'un certain seuil, vous verrez que le seuil dans l'esprit de ceux qui décident ça est assez bas. 

Darius Rochebin : Oui, 2000 euros j'ai entendu. 

François Bayrou : Oui, si vous trouvez que 2000 euros c'est la richesse, moi je... J'ai eu beaucoup de controverses sur ce sujet. 

Darius Rochebin : Ça vous a choqué ? 

François Bayrou : Pour moi, c'est la retraite de beaucoup de nos contemporains. Pas tous, mais de beaucoup. Et quand il y a des retraites trop basses, il y a une chose qui a été faite depuis l'élection du président de la République. C'est qu'on a remonté les petites retraites. Le seuil des petites retraites a été remonté de manière inédite. Ça ne s'était jamais fait avant avec cette puissance-là. Et on a eu raison de le faire. 

Darius Rochebin : Est-ce que ça montre que le système est arrivé au bout ? Le président de la République avait choqué avec sa fameuse formule, le pognon de dingue. Mais la formule n'était pas mauvaise si on écoutait ce qu'il disait ensuite, parce qu'il disait pognon de dingue par rapport à l'effort social. On l'a dit tout à l'heure, la France est une championne en matière d'aide sociale et pourtant on en est à ratiociner sur des petites retraites, effectivement 2000 euros. Est-ce qu'effectivement, le système social français est arrivé à une limite. 

François Bayrou : J'ai été l'autre jour sur une autre chaîne, interpellée, je parlais de la CFDT, là je vais parler de la CGT. La secrétaire générale de la CGT m'a interpellé à distance et elle a dit, mais enfin, vous vous rendez compte, ce pays, il n'y a rien qui marche. L'éducation, ça ne marche pas, la santé, ça ne marche pas, la justice, ça ne marche pas, la police, ça ne marche pas. Les services publics ne marchent pas. 

Darius Rochebin : Faire tant d'efforts pour avoir autant de retraités paupérisés, ce n’est pas bien. 

C'est exactement la question qui est posée. Nous sommes le pays du monde qui prélève le plus sur l'activité. Nous sommes le pays du monde qui fait le plus de dépenses publiques. Et pourtant aucun de nos services publics ne marche de l'aveu même de ceux qui en sont les utilisateurs et les acteurs. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu'il faut qu'on reconstruise. Et il faut qu'on reconstruise sur des principes nouveaux. C'est très difficile, je ne vous dis pas que je vais faire ça en trois mois, je ne cherche pas à gagner du temps, je vous assure, ne prenez pas votre regard... 

Darius Rochebin : Vous n'êtes pas accusé François Bayrou ? 

François Bayrou : Non je ne suis pas accusé, je n’ai pas l'intention de l'être d'aucune manière. Et pas de vous accuser non plus. Mais vous voyez bien la question. Un pays qui consacre autant de ses ressources aux services publics et aux assurances sociales... 

Darius Rochebin : Comment en sortir ? Est-ce qu'un jour, la France aura son moment Schröder ? Ça a existé en Allemagne. En Allemagne, un chancelier à peu près centriste, social-démocrate, mais là, c'est vraiment très doux, comme social-démocratie, est l'homme qui a fait reculer, qui a fait maigrir l'État. Maigrir, vraiment maigrir, assez durement, qui a créé beaucoup d'auto-entrepreneurs pas très bien payés, mais en poussant au dynamisme, qui a diminué les impôts. Est-ce que c'est tabou en France ? On voit bien, quand on demande, allez-y, donnez des chiffres précis, tout le monde recule. 

François Bayrou : Excusez-moi, pour moi, il n'y a rien de tabou. Si l'on prend conscience ensemble de la gravité des déséquilibres créés, du fait que nous sommes un pays en danger, et un pays en étant en danger, de pauvreté croissante. Parce que ce qui a fait notre fierté, l'industrie, l'agriculture, la production, la production intellectuelle, ce qui a fait notre fierté est en crise à peu près dans tous les domaines. Il y a bien des raisons à tout ça. Et ça ne peut se penser que si l'on garde à la fois l'idée d'un contrat social qui fait que tout le monde a un filet de sécurité. Et que tout le monde a une chance. Vous m'aviez promis de parler d'éducation. 

Darius Rochebin : On va y venir. 

François Bayrou : Si on garde ça, alors je crois qu'on peut reconstruire en cherchant la meilleure... Comment je peux dire ? Le meilleur déploiement possible, le meilleur avenir possible pour un pays qui retrouve ce qui nous manque tellement, c'est-à-dire l'optimisme. 

Darius Rochebin : On comprend bien, l'optimisme, la croissance, il faut ça. C'est la seule magie, comme pour paraphraser Ronsard. Mais il y a quand même une nécessité de trouver 53 milliards. Les personnes retraitées, les boomers, la génération dont je suis, vous êtes, tout à fait. 

François Bayrou : Et moi, un peu. 

Darius Rochebin : Un peu, voilà. Ceux qui ont été... 

François Bayrou : Moins que vous, naturellement. 

Darius Rochebin : Dans les 30 glorieuses et le reflet de traîne. On dit beaucoup, avec raison, pas tous, on vient de parler de ceux qui sont paupérisés, mais une partie ont plus d'argent que les plus jeunes générations. Est-ce qu'il y a une logique à aller chercher là un peu plus d'efforts ? 

François Bayrou : Vous voyez très bien ce qu'on risque de faire. Vous avez une société qui a déjà des problèmes formidables et vous voulez insécuriser tout le monde, y compris les retraités. Peut-être un jour, il faudra qu'on pose ce type de questions. Mais je n'ai pas envie que cette émission fasse passer dans la tête de tous ceux qui ont travaillé toute leur vie et qui ont des pensions de retraite. Je n'ai pas envie qu'on leur fasse passer qu'on va vous cibler et c'est vous qui allez payer tout ça. Je ne crois pas ça. Je pense que nos problèmes... Le premier de nos problèmes, c'est que nous ne produisons pas assez, nous n'avons pas assez d'emplois, je l'ai déjà dit, nous n'avons pas assez de capacités agricoles, industrielles, intellectuelles, nous ne valorisons pas ce que nous sommes. Et tout le but qui est le mien, c'est qu'on sorte de la dépression générale, on sorte de cet abattement dans lequel on se trouve, et qu'on trouve des raisons d'y croire. Parce qu'il y a plein de raisons d'y croire. Je disais à l'instant, si vraiment nous avons, ce qui est la vérité, prouvé, les meilleurs ingénieurs capables, dans le numérique, de trouver l'intelligence artificielle dont tout le monde dit voilà la clé pour l'avenir est-ce que vous croyez que ça signifie que nous sommes un pays qui est fichu. Je ne le crois pas. 

Darius Rochebin : Est-ce que quelque chose de l'optimisme américain, là, vous inspire ? On a compris tout à l'heure que vous n'aimiez pas Elon Musk. 

François Bayrou : Je suis pour l'optimisme béarnais, je suis pour l'optimisme français, je suis pour l'optimisme gaulois, et je suis pour l'optimisme européen. Je n'ai pas besoin d'aller chercher des sources d'optimisme discutables ailleurs.

Darius Rochebin : Vous avez tout à fait raison, mais on voit bien cette espèce d'énergie, jusque dans sa brutalité, l'absence totale de tabou. Cette idée qu’une religion, une culture, une économie, si elles ne progressent pas, reculent. Aller sur Mars, dépenser les cryptomonnaies, même au prix de certains conflits d'intérêts. Est-ce que vous dites que c'est entièrement mauvais ou quand même, une part de vous dit, chapeau Trump, chapeau Musk, d'avoir cette énergie-là ? Alors qu'en Europe, comme vous le disiez tout à l'heure, on est content avec notre petit 1% de croissance. Ah, c'est bien déjà. 

François Bayrou : On n'est pas content, je ne suis pas content. 

Darius Rochebin : Beaucoup le sont. 

François Bayrou : Je pense que l'Europe est en danger parce que précisément elles ne progressent pas et que les Européens ne croient pas qu'ils puissent progresser. Et je répondrai tout à l'heure à la question que vous aviez posée avant et vous vous êtes échappé avant que je puisse apporter la réponse. 

Darius Rochebin : Sur quoi ? 

François Bayrou : Je vous trouve les commentateurs en général - pardon, ne prenez pas ça pour une attaque personnelle - je trouve que vous êtes devant Trump et devant Musk comme le petit oiseau devant le serpent dans Le livre de la jungle. Vous êtes hypnotisé. 

Darius Rochebin : Au contraire, on s'est beaucoup trompé. On disait, rappelez-vous, on disait Reagan étant fasciste. On disait... 

François Bayrou : Jamais dit ça. 

Darius Rochebin : On l'a beaucoup dit, les commentateurs l'ont beaucoup dit. En fait, Reagan a été courageux. 

François Bayrou : Mais les commentateurs, oui, mais les acteurs, moins. Et donc, je n'ai pas du tout l'intention de me laisser enfermer dans vos cadres là. Et si on se mettait à regarder nos capacités à nous, plutôt que d'être fasciné par le trumpisme, le muskisme, le « je ne sais pas quoi d'autre » qui vient de l'autre côté de l’Atlantique. C'est comme ça depuis la guerre. On passe son temps à regarder de l'autre côté. Moi, je crois que nos richesses, elles sont en nous. Elles sont principalement en nous, Français, si nous sommes capables de tout reprendre. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, vous êtes un phénomène dans la vie politique, simplement, déjà parce que vous avez survécu. Vous êtes cultivé. Oui, à une époque où il y a beaucoup de politiciens, beaucoup d'hommes et femmes politiques dont on sent bien que c'est quasi écrit par McKinsey ou par des publicitaires qui leur font des formules. L'Éducation, vous incarnez par toutes les fibres l'Éducation dans ce cas-là de classique. Vous pouvez citer des vers latins, vous pouvez citer le début de l'Iliade ou le début de l'Enéide comme peu. Toute cette culture-là, c'est en grande partie perdue. Est-ce que c'est une douleur ? Est-ce qu'il y a une forme de rétablissement de la culture et de l'éducation classique possible en France ? 

François Bayrou : Est-ce que c'est une douleur ? Oui, et je ne suis pas tout seul. On est des milliers en France à considérer qu'avoir perdu cette culture, parce qu'elle est en partie perdue, en grande partie perdue, c'est une perte de chance pour le pays et pour ceux de ses enfants qui viennent de loin. Je ne parle jamais d'éducation sans penser à ceux qui viennent des milieux d'où je suis, d'où je viens, c'est-à-dire des villages loin dans les Pyrénées, et des milieux qui n'avaient ni pouvoir, ni influence, ni richesse, mais simplement qui, par les livres, ont découvert que le monde pouvait s'ouvrir. Pardon, j'en parle avec émotion. Pourquoi ? Parce que, qui est-ce qui souffre de ça ? Pas les enfants des milieux favorisés. Les enfants des milieux favorisés, ils ont les codes, ils savent comment on se comporte, ils ont les relations. Je ne le reproche pas, mais c'est la vérité. Regardez comme le monde des pouvoirs, qui était ouvert autrefois, se trouve aujourd'hui refermé. Regardez comme les grandes écoles, certaines des grandes écoles dans lesquelles on pouvait entrer quand on venait de loin, sont aujourd'hui refermées parce qu'il y a un problème d'organisation de l'éducation. Alors je vais vous dire les choses précises qui sont pour moi très importantes et qui sont urgentes, et qui sont très difficiles, et j'en ai parlé avec la ministre d'État, naturellement. Un, le plus urgent de tout, il faut qu'on parte à la reconquête de l'écrit. C'est le monde de l'image qui aujourd'hui a envahi la totalité du champ intellectuel, de la culture. On a besoin de reconquérir l'écrit. Tous les jeunes maîtres de conférences qui sont en première année d'université, ils décrivent un monde dans lequel l'orthographe recule. Plus que l'orthographe. La capacité à écrire trois paragraphes convenablement, je ne dis pas absolument sans faute. 

Darius Rochebin : Comment ça se remonte ? 

François Bayrou : Je vais vous dire ce que je crois, je l'ai dit à la ministre. Ce que je crois, c'est qu'il faut faire de l'écrit à l'école tous les jours. Et même dans tous les cours. Enfin, on n'est pas obligé de faire ça qu’en français. Mais le prof d'histoire, il peut faire deux paragraphes tous les jours. 

Darius Rochebin : Écrire une pensée construite tous les jours, dès la rentrée prochaine. 

François Bayrou : Écrire une pensée en forme, si j'osais, je dirais même la graphie, l'écriture au sens physique du terme, former les lettres, tout ceci a complètement disparu. 

Darius Rochebin : Ce sera concrètement nommé, pour être très précis, ce sera à la prochaine rentrée au programme où vous voulez que ce soit ça ?

François Bayrou : Je vais suggérer et défendre ça. Et peut-être certains diront c'est réac. Moi je dis c'est pas réac, c'est progressiste. C'est le progressisme le plus grand. 

Darius Rochebin : Les instituteurs de la Vème République, non et des précédentes républiques surtout.

François Bayrou : Les instituteurs de la Troisième République. 

Darius Rochebin : Est-ce qu'il y a un danger sur l'École aujourd'hui ? Commémoration d'Auschwitz, la libération d'Auschwitz, 27 janvier. Des images très fortes que nous avons diffusées ici sur LCI tout à l'heure. Bruno Retailleau, sur notre antenne, il y a quelques jours, disait cette chose vertigineuse. Ça n'empêche évidemment pas de parler aussi des atrocités à Gaza et d'autres questions de la colonisation, mais il disait que beaucoup d'enseignants ont peur d'enseigner la Shoah. Ça paraît inouï dans la France, dans la République française en 2025, parce que ça provoque des réactions, confer Charlie Hebdo, confer ce genre de phénomène. Est-ce que vous êtes déterminé à imposer que cela change ? 

François Bayrou : Je suis déterminé à dire que l'Histoire, ce sont des faits, ce ne sont pas des opinions. On s'est laissé entraîner à considérer que ces grands événements terrifiants, anti-humains, puisque c'est aujourd'hui l'anniversaire de l'ouverture d'Auschwitz, du fait que les armées en entrant, je ne sais même pas si elles savaient ce qu'elles allaient découvrir, ces armées-là ont tout d'un coup ouvert les portes de l'univers le plus atroce d'écrasement de la personne humaine qu'on pouvait imaginer. Ce n'est pas une opinion. C'est un fait. Et d'être entré dans un monde où l'on confond les faits et les opinions, il paraît qu'il y a des gens qui croient que la Terre est plate. Que la Terre soit une sphère, ce n'est pas une opinion. C’est un fait.

Darius Rochebin : François Bayrou, j'aimerais vous entendre un peu sur la situation que nous vivons, tout à fait atypique. Vous jouez maintenant un rôle tout à fait atypique. Vous utilisez ce terme de co-responsabilité. Il y a eu la Ve République, version classique, avec un président qui a sa majorité forte, d'ailleurs il y avait aussi des problèmes.

François Bayrou : Dont il est le chef. 

Darius Rochebin : Dont il est le chef. Deuxième cas de figure, la cohabitation, et on vit là des heures tout à fait inédites, vous dites co-responsabilité. Est-ce que ça veut dire que vous êtes l'égal du président de la République ? 

François Bayrou : Non, je n'ai pas ce genre de revendication. Mais je vais vous dire exactement ce que je dis en décrivant ces trois solutions possibles. Quand le président de la République a une majorité à lui, notamment après son élection, alors c'est normal qu'il ait un rapport d'influence très fort sur le gouvernement. 

Darius Rochebin : Est-ce que vous espérez que ça revienne en 2027 ? Est-ce que c'est le but d'y revenir ? 

François Bayrou : On verra, 2027, ça dépend. Vous dites ce que vous espérez, ça dépend qui est élu président de la République. Il y a des présidents de la République dont je pourrais espérer qu'ils aient de l'influence, et des présidents de la République dont je souhaite qu'ils n'en aient pas trop. 

Darius Rochebin : On en reparlera. 

François Bayrou : Deuxième solution. Le président de la République se trouve avec une majorité contre lui. C'est ce qu'on appelle la cohabitation. C'est-à-dire une épreuve de force. La majorité parlementaire impose au président de la République de prendre des décisions qui vont à l'encontre de ses préférences. Troisième solution, celle dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Personne n'a gagné les élections, personne n'a de majorité, et personne ne peut imposer sa volonté à d'autres. Le Parlement est redevenu le lieu du débat, de la discussion, des affrontements. On vote. 

Darius Rochebin : Est-ce qu'une part de vous s'en réjouit ? Vous êtes ensemble, vous avez toujours défendu l'importance du Parlement. Est-ce qu'une part de vous s'en réjouit ? Est-ce que d'une façon c'est mieux ? 

François Bayrou : Ce n’est pas que je m'en réjouis, mais ça ne me gêne pas. Et donc, cette situation, je la décris comme de co-responsabilité. Je connais très bien le Président de la République, il me connaît très bien. Et chacun d'entre nous, lui, à la place éminente qui est la sienne, c'est le seul qui soit élu par le suffrage universel. Et moi à la place qui est la mienne, d'entraîneur du gouvernement, de sélectionneur du gouvernement. 

Darius Rochebin : Vous avez un rapport particulier. Vous avez beaucoup contribué à le faire élire en 2017, incontestablement. Est-ce qu'il est vrai que vous vous vouvoyez, par exemple ? 

François Bayrou : Oui. 

Darius Rochebin : Toujours ? 

François Bayrou : Oui. 

Darius Rochebin : Pourquoi ? 

François Bayrou : Parce qu'il est président de la République, et parce que nous n'avons pas le même âge, on n'est pas de la même génération, et parce que... 

Darius Rochebin : Il tutoie beaucoup de ces ministres.

François Bayrou : Tout le monde, ou à peu près. Je vais vous raconter une anecdote après. Et puis peut-être parce qu'il y a entre nous comme une forme de respect un peu différent du copinage habituel. Mais quant au vouvoiement, vous savez, j'ai bien connu Jacques Chirac. Jacques Chirac, il avait une technique extrêmement simple. Il se faisait tutoyer de tous ses adversaires et ses amis le vouvoyaient. Peut-être c'est une marque d'amitié que d'avoir ce rapport de respect. 

Darius Rochebin : Est-ce qu'il est vrai que vous vous êtes imposé ? Vous avez dit un certain nombre de choses. Vous avez dit, je l'ai convaincu. Ça veut bien dire que vous avez, d'une certaine manière, plaidé votre cause. Est-ce que vous avez dû forcer le destin ? 

François Bayrou : Il est président de la République. Sa responsabilité est de nommer le chef du gouvernement. Il a le droit d'hésiter entre plusieurs options. Et peut-être a-t-il hésité. Et peut-être ai-je saisi l'occasion de partager avec lui l'idée que je me faisais de la responsabilité de Premier ministre. Et peut-être qu'il n'avait pas exactement la même. 

Darius Rochebin : Donc vous l'avez convaincu ? 

François Bayrou : Non, je ne dis pas ça, parce que ça c'est votre présentation des choses. Je dis que j'ai défendu une certaine vision du gouvernement. Vous savez, Nicolas Sarkozy et d'autres présidents de la République avaient dans l'idée de supprimer le Premier ministre. Je me suis toujours opposé à cette idée. Dans les conversations que j'ai eues nombreuses avec le président de la République d'aujourd'hui sur ce sujet. Je suis toujours opposé à cette idée. J'ai toujours pensé qu'il fallait les deux responsabilités et que l'équilibre entre les deux responsabilités, c'était la Ve République. 

Darius Rochebin : L'article 11 de la Constitution fait que dans la possibilité d'un référendum, possibilité ouverte par le président de la République dans son allocution de début d'année, de nouvel an, le gouvernement, il faut le lire, le gouvernement joue le rôle important. Est-ce que c'est une idée qui vous séduit ?

François Bayrou : Ce n’est pas le gouvernement jouant un rôle important. Dans l'article 11, il y a deux possibilités de demander au président de la République un référendum. La première possibilité, c'est le gouvernement. Et la deuxième possibilité, c'est les deux chambres votant dans les mêmes termes. 

Darius Rochebin : Est-ce que vous pourriez saisir la première possibilité ? 

François Bayrou : Oui. 

Darius Rochebin : Sur quel sujet ? L'immigration, il y a quelques sujets qui... 

François Bayrou : Non, l'immigration ne peut pas constitutionnellement, même pas par préférence, ne peut pas être un sujet de référendum. 

Darius Rochebin : De Gaulle avait un peu bousculé le Conseil constitutionnel. 

François Bayrou : D'abord, vous posez quelle question ? Vous êtes pour ou contre l'immigration ? Vous croyez que c'est une question de référendum ? Moi, je ne le crois pas. 

Darius Rochebin : Donc non, à la limite, non à un référendum sur la migration, c'est clair. Pas possible, dites-vous. 

François Bayrou : Le champ du référendum est très clairement défini par les institutions. Faut que ce soit l'organisation des pouvoirs publics, économique ou sociale. 

Darius Rochebin : Est-ce que la fin de vie, la fin de vie qui serait un sujet, et on va parler de vos convictions, puisque là-dessus vous avez une conviction qui vous tient extrêmement à cœur, serait une manière de tirer vers le haut le débat public, parce que c'est un débat, on est à la vie qu'on le veut là-dessus, noble. 

François Bayrou : Franchement, je pense qu'il y aurait là un risque, je ne dis pas que ça ne puisse pas être saisi, mais je pense qu'il y aurait un risque, ce sont des sujets, il faut parler de mes positions sur ce sujet, j'ai pris une décision en effet qui a provoqué des débats. Cette décision c'est de dire, on a deux sujets qui vont être examinés par le Parlement, s'il y a deux sujets qui vont être examinés, il faut pouvoir voter sur chacun de ces deux textes différemment, si on en a envie. Pas pour retarder, je ne retarderai pas. Je suis absolument décidé à ce que les deux questions puissent être examinées par le Parlement. 

Darius Rochebin : Donc, pour bien clarifier à ceux qui nous écoutent, c'est la question des soins palliatifs d'un côté, et c'est la question de l'assistance, disons, du droit à mourir dans la dignité tel qu'il est défini. 

François Bayrou : Oui, l'aide à mourir. Alors, ce que je dis, c'est que ça n'est pas la même question. Les soins palliatifs, et Dieu sait que tous nous vivons, hélas, cette expérience parmi nos proches. Les soins palliatifs, pour moi, ça n'est pas un droit, c'est un devoir. C'est-à-dire que toute notre société, tout notre système de santé a le devoir de proposer à tous ceux qui sont malades à ce point, l'assistance qui se résume en une phrase que Jean Leonetti, l'auteur du premier texte, avait prononcée et que je trouve formidable. Il avait dit : « les soins palliatifs, ça veut dire, je ne te laisserai pas tout seul et je ne te laisserai pas souffrir ». Et pour moi ça, c'est un devoir imprescriptible. On ne peut pas y échapper. Ça, c'est le premier texte. Il y a un deuxième texte qui suscite des débats de conscience extrêmement forts. Est-ce qu'il faut l'euthanasie ou le suicide assisté ? Est-ce que notre société doit l'organiser ? 

Darius Rochebin : Comme il existe en Belgique, en Suisse, dans des conditions un peu diverses, mais enfin, comme il existe ailleurs. 

François Bayrou : Est-ce qu'on doit l'organiser ? Sur ce sujet-là, un très grand nombre de personnes ont des convictions chevillées au corps. 

Darius Rochebin : Expliquez-nous la vôtre, François Bayrou, sur l'antenne de TF1, document extrêmement fort d'Audrey Crespo-Mara, qui interviewait Charles Biétry. Vous l'avez peut-être vu, beaucoup ici sans doute ont vu ce document tout à fait saisissant et poignant, où Charles Biétry témoigne dans la situation où il est, il lance un appel pour que le droit à mourir dans la dignité, pour que la loi passe. Ça n'est pas votre avis. Pourquoi, expliquez pourquoi ? 

François Bayrou : Excusez-moi, vous travestissez ma pensée. 

Darius Rochebin : Non, je vous la pose, je vous demande quel est votre avis. 

François Bayrou : Vous savez, ce document-là est un document bouleversant, et il va y avoir un débat sur ce sujet, mais je connais d'autres personnes atteintes de la même maladie exactement, et qui sont d'un avis différent, et même une des membres du gouvernement a son mari qui a eu la même maladie, hélas, et qui n'est pas du tout de ce sentiment-là. Je dis que c'est un débat de conscience. Il y a des gens qui considèrent que ce droit doit être favorisé, et d'autres qui considèrent que la vie est imprescriptible, et d'autres qui considèrent qu'ils ne savent pas exactement où ils en sont. Si vous saviez le nombre de personnes, depuis que j'ai annoncé cette décision, le nombre de personnes qui m'ont dit je suis d'accord avec vous d'un bout à l'autre de l'échiquier politique, du Parti communiste jusqu'au Rassemblement national, en passant par toutes les nuances. Et d'autres qui m'ont dit, tu sais, ah, je suis content que tu aies dit ça parce que j'étais persuadé d'un côté et aujourd'hui je doute et je vais aller de l'autre. Que le débat ait lieu. 

Darius Rochebin : Est-ce que c'est le chrétien, vous, qui est influencé aussi par... Est-ce que c'est la conviction chrétienne qui compte ? 

François Bayrou : C'est comme si on pouvait déraciner ce qu'on croit de ce qu'on est, c'est impossible. Je vais vous dire le plus profond de ce que j'ai. Qu'est-ce qui influence le citoyen en moi ? C'est le père de famille que je suis. Et peut-être aussi le fils que j'ai été. On touche là à quelque chose qui tient au sens de la vie, à la vie et au sens de la vie. J'ai reçu des lettres bouleversantes. Une femme, une dame, m'a écrit en disant : « Voilà, j'ai une fille trisomique. Elle est tellement gentille que le jour où je vais partir. Je suis sûr que pour faire plaisir, elle est capable de dire moi aussi je veux partir comme ma maman ». Et vous parliez de la Belgique. On a apporté cette aide à mourir à des adolescents, simplement parce qu'ils étaient mal dans leur peau. Eh bien ceci, tout ceci, ceux qui disent c'est mon droit de choisir de mourir ils ont le droit de le dire. Et ceux qui disent Attention, je vois là des risques ils ont le droit de le penser. 

Darius Rochebin : On sent, François Bayrou, que c'est vraiment une conviction très forte en vous. Votre père est mort dans un accident alors que vous étiez extrêmement jeune. 

François Bayrou : Oui. 

Darius Rochebin : Ça a été un événement fondateur pour vous. Est-ce que ça compte dans cette réflexion philosophique ? 

François Bayrou : Tout compte. Vous avez une vie. Dans cette vie, il se produit beaucoup d'événements. Beaucoup des êtres que vous aimez vous sont arrachés. Et ces êtres-là, ils vous façonnent. J'ai souvent dit que pour moi, la mort n'existait pas. Pardon de cette confidence, elle est trop intime. Moi, je ne crois pas que les morts soient morts. 

Darius Rochebin : Vous croyez à la présence des morts ? 

François Bayrou : Je crois à la vie. Je crois que, pardon parce que là je livre des convictions trop franches, je crois que la vie ne s'interrompt pas tout au long de son cours. Et je crois que ceux qui sont de l'autre côté continuent à avoir avec nous quelque chose comme une relation. Je peux même vous dire, je crois qu'ils influencent, autant qu'ils peuvent, notre vie. Alors peut-être vous me prendrez pour un fou, nombreux me prendront pour un fou, mais enfin en tout cas, il y a des siècles et des siècles de spiritualité qui pensent ça. Puis il y a des gens qui ne croient pas du tout. 

Darius Rochebin : C’est vieux comme Homère, on fait l'appel des morts. Qu'est-ce qu'il vous dit ce père qui est mort alors que vous étiez si jeune ? 

François Bayrou : Il me dit : « Fais ce que tu peux. Ton boulot d'homme, c'est de faire ce que tu peux. » Comme dit-il, j'ai fait ce que j'ai pu. Et je pense que la chaîne de la transmission, c'est ceux qui font ce qu'ils peuvent, qui passent le témoin à ceux qui feront ce qu'ils pourront. Je pense que notre devoir d'homme, c'est ça. Notre devoir d'homme au sens féminin, masculin, d'être humain. 

Darius Rochebin : François Bayrou, puisque nous parlons de choses personnelles, j'aimerais quelques mots encore là-dessus. C'est ce que vous êtes, d'où vous venez. Ce n'est pas indifférent, vous avez été bègue. Mais bègue absolument, et il y a beaucoup de témoignages de vos anciens condisciples qui disent, voilà, je me rappelle, certains disaient, vous ne pouviez pas prononcer Shakespeare. 

François Bayrou : Pas seulement. S'il n'y avait eu que Shakespeare, que je ne pouvais pas prononcer... 

Darius Rochebin : C'était une souffrance. 

François Bayrou : C'est dégueulasse, oui. Vous êtes un jeune garçon, c'est plus souvent des garçons que des filles, c'est presque toujours des garçons que des filles. Les filles, c'est plus souvent anorexie. C'est bizarre, les êtres humains. Il y a des deux cas, mais oui, c'est dégueulasse. Je portais en moi, des torrents de mots, des espèces de geysers, de choses que j'avais bêtement à dire. Et puis vous avez ce truc qui intervient et qui vous bloque la bouche. 

Darius Rochebin : Ça vous rattrape parfois ? 

François Bayrou : Oui, bien sûr, mais on n'arrête jamais.

Darius Rochebin : Là, pendant la déclaration de politique générale ? 

François Bayrou : Non, ce n’est pas ça, mais on ne cesse jamais. Vous savez quelque chose, pour vous-même aussi, Darius ? L'enfant qu'on a été, il ne disparaît jamais. Même vous. 

Darius Rochebin : C'est sûr, et tout le monde ici. 

Quel chemin parcouru ! Le bègue à Nay et Matignon. 

François Bayrou : Oui, et alors, c'est le métier d'homme. Qu'est-ce que c'est faire de la politique ? C'est accepter d'être citoyen. C'est-à-dire, accepter qu'on est en partie responsable, aussi faible qu'on soit, on est en partie responsable de ce qui se passe. On n'est pas des spectateurs assis sur le bord de la route qui regardent les coureurs passer en disant « pédale, feignant ». Moi j'ai vu ça assez souvent dans l'école des Pyrénées, le mec il est sur un transat, il a le Ricard à côté de lui et les coureurs cyclistes passent et il dit : « Pédale feignant ». Être citoyen, c'est le contraire de ça. 

Darius Rochebin : François Bayrou, vous avez été, je crois, candidat à la présidence de la République depuis toujours, 2002, je crois. Je ne vais pas vous forcer à mentir. Vous voyez, ma charité fait que je ne vais même pas vous demander si vous êtes candidat en 2027, parce que vous allez devoir mentir. Je vous évite un péché, François Bayrou.

François Bayrou : Non.

Darius Rochebin : Si, je vous l'évite. 

François Bayrou : Absolument pas. Je pense que ça serait la question la plus stupide. Et la réponse la plus stupide qu'on pourrait faire… 

Darius Rochebin : Cela étant, cette perspective-là, François Bayrou, on ne va pas épiloguer là-dessus, vous n'allez pas me dire maintenant que vous êtes candidat à la présidence, vous l'avez toujours été ces derniers temps, vous êtes évidemment, quand on a été Premier ministre, qu'on a l'âge que vous avez, vous avez l’air en très bonne forme, et qu'est-ce qui peut se passer en 2027 selon vous ? On voit bien que tout se recompose sous nos yeux. Du camp présidentiel, il ne reste pas grand-chose, franchement pour... Il a été réélu, très bien. Emmanuel Macron restera comme une étape très importante de la Ve République. Mais est-ce qu'il peut y avoir un macronisme après Macron ? 

François Bayrou : J'ai souvent dit au président de la République que « macronisme » n'était pas le bon mot. Je pense qu'il appartient à ce courant central, qui est pour moi le courant clé, et je pense qu'il en est authentiquement. Et je pense que ce courant clé, il a une responsabilité que les autres ne peuvent pas... 

Darius Rochebin : Est-ce que ce courant réorganisé peut gagner en 2027 ? 

François Bayrou : Oui, si nous ne manquons pas l'étape que nous avons là. C'est pourquoi je ne vous aurais pas répondu sur 2027, parce que la question, c'est 2025. 

Darius Rochebin : Oui. 

François Bayrou : Le désespoir du pays, vous voyez bien qu'il y a un désespoir dans le pays, une espèce de découragement, de haussement d'épaule en disant, bon, de toute façon, encore un, et il n'obtiendra rien. 

Darius Rochebin : Regardez, la vacherie du jour, elle vous est destinée. Edouard Philippe, il commence par dire, il vous soutient. Mais si j'ose dire, il vous soutient comme la corde soutient le pendu. Parce qu'il ajoute, « sans illusion malheureusement, sur le fait que nous ne ferons rien de décisif dans les deux ans qui viennent. Deux ans, c'est long, deux ans. » Il vous dit, réponse à Edouard Philippe, il vous dit vous ne ferez rien. 

François Bayrou : Vous voyez, c'est très intéressant. Je ne connaissais pas cette déclaration. Mais c'est très intéressant. C'est exactement ça que je combats tous les jours. Tous ceux qui croient qu'il n'y a rien à faire, qu'on ne pourra rien faire. 

Darius Rochebin : Ce n’est pas tout à fait ce qu'il dit. Il dit que vous ne ferez rien. 

François Bayrou : Non.

Darius Rochebin : Que dans ces conditions-là, vous ne pourrez rien faire. 

François Bayrou : Ne déformez pas la citation. La citation est on ne peut rien faire dans ces conditions, dans les deux ans. 

Darius Rochebin : Dans ces deux ans-là, est-ce qu'on peut quand même faire quelque chose ? 

François Bayrou : Non seulement on peut, mais on doit. Vous comprenez bien ce que je décris. Un pays désespéré qui a le devoir de retrouver de l'espoir, de l'optimisme, de la volonté, du savoir-faire et de l'inventivité. 

Darius Rochebin : En théorie, oui, François Bayrou, mais regardez, depuis le début de l'émission, on vous dit couper les fonctionnaires, compliqué, on verra, bientôt, les agences, quelles agences on va réduire, vous dites je ne peux pas en vraiment en citer, mais enfin c'est très compliqué. 

François Bayrou : Non, j'en ai cité, excusez-moi. 

Darius Rochebin : Non, je n'annule pas tout ce que vous avez dit, je dis que c'est très difficile, vous êtes devant un château de cartes, vous enlevez une carte, vous risquez de perdre votre droite, une autre, votre gauche. 

François Bayrou : Non ! Vous êtes un agent de désespérance. Vous êtes là, derrière votre micro, derrière votre écran. 

Darius Rochebin : Vous prenez le public à partie à témoin, ce n’est pas bien, François Bayrou. 

François Bayrou : Excusez-moi, ça fait une heure et demie, je ne sais pas combien de temps qu'on est ensemble, que j'essaie de vous montrer avec précision que précisément, il y a un chemin, et vous en revenez au début de l'émission, comme si on n'avait rien dit, en disant, non mais, après tout, il n'y a rien à faire. Excusez-moi, je ne partage aucun de ces jugements. Je pense qu'il y a, que c'est très difficile, qu’honnêtement si on était raisonnable, on n'aurait pas relevé ce pari, je n'aurais pas relevé ce pari, mais je pense qu'il y a un chemin. 

Darius Rochebin : Aristide Briand disait cette chose terrible, il disait : « La politique c'est dire des choses aux gens » et vous êtes un, je dis ça sans méchanceté, vous êtes une conversation extrêmement agréable, on a entendu, et vous êtes un personnage politique extraordinairement cultivé, etc. Mais... Votre marge est si étroite. On sent bien que pour éviter de tomber par la droite ou par la gauche, le chemin de crête est étroit. 

François Bayrou : Excusez-moi. Et en 1940, la marge de De Gaulle, elle était quoi ? Quelle était sa marge ? Et en 1954, la marge de Mendès, elle était quoi ? Il n'avait ni l'un ni l'autre aucune chance. De Gaulle, il était tout seul, excusé du peu, face à l'envahissement de l'armée allemande qui venait d'écraser notre armée, et il était un pauvre colonel qui a été promu général à titre temporaire, et il a dit on ne laissera pas tomber tout ça. Et Mendès il a dit écoutez, on n'a peut-être aucune chance mais je vais le faire. Et j'ai, excusez-moi, c'est dans ce camp-là que je me range. C'est-à-dire ceux qui pensent que ce n’est pas parce qu'il n'y a aucune chance qu'il ne faut rien faire. Je pense, au contraire de vous, que précisément, on se taille un chemin, à la serpe, à la machette, au sabre d'abordage, à je ne sais quoi, mais il faut le faire avec un minimum de compréhension de la situation. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, votre chemin politique, il y a un article, il faut lire, je crois que c'est dans l'Éclair des Pyrénées, votre premier article ça s'appelle Un jour viendra c'est ça ? 

François Bayrou : J'ai 22 ans ou 23 ans. 

Darius Rochebin : Donc ça fait 51 ans. Vous n'avez pas changé de politique. À l'époque vous n'avez jamais été communiste, jamais gaulliste non plus. Pourquoi jamais gaulliste ? 

François Bayrou : Parce que j'ai 17 ans en 68. 

Darius Rochebin : Le bac en 68. 

François Bayrou : Je vais avoir 17 ans quand les événements de mai 68 arrivent. Et à l'époque, ça paraissait, le conservatisme, ça paraissait vu alors que cet homme était un génie, un révolutionnaire capable de faire la révolution sans mettre le pays à feu et à sang. Et que si j'avais été mieux formé, j'aurais compris que le chemin qu'il donnait était précieux. 

Darius Rochebin : Serait-il désespéré aujourd'hui ? Les partis reviennent, ils disaient : un jour le diable reviendra dans le confessionnal. On y est, c'est-à-dire qu’au lieu d'avoir une cinquième république classique, c'est vous qui l'avez décrit très bien tout à l'heure, les partis s'imposent de tous côtés. Le petit réchaud est rallumé, chacun bidouille un peu. 

François Bayrou : Les partis ont le droit et le devoir d'exister. Je crois même qu'ils sont d'utilité publique. Mais le devoir du gouvernement est de ne pas être prisonnier des partis. 

Darius Rochebin : Est-ce que ça veut dire que vous espérez qu'on en sorte vraiment en 2027 ? J'ai compris que d'abord en 2025, mais est-ce que l'urgence, à terme, c'est qu'on sorte de ça ? C'est-à-dire qu'il y ait un président de la République élu avec une majorité claire. Est-ce que ça reste le but ou est-ce qu'on a changé de monde ? Il y aura des coalitions, etc., comme ça se fait ailleurs. Au fond, est-ce que la Vème République est finie ? 

François Bayrou : Non. La Vème République, elle est vitale. Parce que la Ve République, elle apporte une réponse à ce que vous décrivez de si inquiétant, c'est-à-dire le fait que les uns empêchent les autres d'avancer. La Vème République, comme elle a élu un président au suffrage universel, ce président, il organise les choses pour que le pluralisme ne soit pas paralysant. Et c'est ce qu'on essaie de faire, un pluralisme qui ne soit pas paralysant. Est-ce que le pluralisme peut, un jour prochain, être démenti ? Je ne le crois pas. 

Darius Rochebin : Monsieur le Premier ministre, merci beaucoup d'avoir été notre invité. Vous allez nous quitter, merci beaucoup. L'émission n'est pas finie, le public est très attentif. Vous n'endormez pas les gens, en tout cas. Je ne sais pas si vous réussirez, mais au moins, vous mettez de l'animation intellectuelle. 

François Bayrou : Vous avez dit Un jour viendra, n'en doutons pas. C'était le titre de cet article. 

Darius Rochebin : Un jour viendra, le jour viendra quand ? 

François Bayrou : On y est. On est au pied du mur. Et comme disait un de mes amis, c'est au pied du mur qu'on voit le mieux le mur. 

Darius Rochebin : Dans quelques instants, les éditorialistes vont nous rejoindre. Émilie Broussouloux qui est là va lancer la suite de la soirée puisque les annonces que vous avez faites concernant l'enseignement, les positions que vous avez prises concernant l'immigration, concernant Marine Le Pen, etc. vont évidemment alimenter les discussions que nous avons ce soir. Merci beaucoup Monsieur le Premier ministre. Bonne chance pour la part qui est collective, puisqu'il y a la part de partisane et puis il y a la part collective. 

François Bayrou : Que nous devons tous partager. 

Darius Rochebin : Merci beaucoup François Bayrou d'avoir été notre invité.

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